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mes vingt milles quand l’occasion se présente. » La vieille femme était fière, et accompagna ces mots d’un regard étincelant.

« Certainement, reprit missis Boffin ; mais il y a de ces petites douceurs dont on n’est pas plus mal ; je le sais par expérience, car Dieu me bénisse, je ne suis pas une lady, pas plus que vous, missis Higden.

— Il me semble à moi, répondit la vieille femme, que vous êtes lady de naissance, une vraie lady, ou il n’y en a jamais eu. Mais je ne peux rien accepter ; je n’ai jamais rien reçu, chère dame, jamais, jamais. Ce n’est pas que je sois ingrate, mais j’aime mieux le gagner que de le recevoir.

— Et vous avez raison ; je parlais seulement de ces petites choses qui peuvent s’offrir. Sans cela je n’aurais pas pris cette liberté. »

Missis Higden porta à ses lèvres la main de la bonne lady, en reconnaissance de ces paroles délicates. Debout devant sa riche visiteuse, elle était singulièrement droite, cette femme pauvre, et ce fut avec une singulière dignité qu’elle ajouta :

« Si je pouvais garder le cher enfant, sans avoir à craindre pour lui le sort dont je parlais tout à l’heure, je ne le donnerais pour rien au monde, car je l’aime, je l’aime, voyez-vous… J’aime en lui mon mari mort depuis tant d’années ; mes enfants, mes petits-enfants, morts les uns après les autres. J’aime en lui ma jeunesse, mes jours d’espoir, morts comme eux tous ; et si je vous vendais tant d’amour, je ne pourrais plus regarder votre bonne figure. C’est un libre don que je vous fais ; je n’ai besoin de rien, je vous l’ai dit. Que je meure bien vite quand la force me manquera, c’est là tout ce que je demande. J’ai épargné à tous mes morts la honte que vous savez ; je me l’épargnerai à moi-même. Il y a là, cousu dans ma robe (elle porta la main à sa poitrine), juste assez pour me faire enterrer. Veillez seulement à ce qu’on l’emploie comme je le dis, afin que mon corps ne doive rien à ces gens-là, et vous aurez fait pour moi tout ce que je désire au monde. »

Missis Boffin lui serra la main, et la courageuse figure ne donna plus de signe de faiblesse. En vérité, mylords et gentlemen, ce visage était réellement aussi calme et presque aussi digne que les vôtres.

Il fallait maintenant faire consentir Johnny à rester sur les genoux de missis Boffin. Les deux minders y vinrent tour à tour, et ce ne fut qu’après les avoir vus descendre sains et saufs de ce poste effrayant que le petit John se décida à lâcher la robe de sa grand’mère ; encore ses aspirations physiques et morales continuèrent-elles de se manifester, les unes par un air sombre, les