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apprendre. Du reste, il ne s’en cachait pas ; il semblait au contraire regarder comme un devoir d’acquérir toutes les connaissances qui, de près ou de loin, se rattachaient à ses fonctions.

Il y avait là, répétons-le, de quoi faire naître une certaine inquiétude chez un homme qui aurait été plus au courant du monde que ne l’était le boueur doré. Mais d’autre part Rokesmith avait des qualités précieuses, un discernement, un tact parfait, et il déployait autant de zèle que si les intérêts du boueur avaient été les siens. Il ne recherchait ni l’autorité, ni le maniement des fonds, et laissait à Boffin tout ce qui aurait pu lui donner de l’influence. La seule ambition qu’il parût avoir était de connaître son affaire et de s’en acquitter le mieux possible.

De même que sur son visage, il y avait dans toute sa personne quelque chose de voilé qu’on ne pouvait définir. Ce n’était pas de l’embarras, comme la première fois que nous l’avons vu chez les Wilfer ; sa tenue était excellente, ses manières, à la fois simples et gracieuses, étaient remplies d’aisance, et pourtant ce quelque chose ne l’abandonnait jamais. Les écrivains ont parlé d’individus qui avaient subi une longue captivité ou bien de terribles épreuves ; qui, pour sauver leur vie, par exemple, avaient tué un homme sans défense, et chez qui ce douloureux souvenir avait laissé des traces ineffaçables. Y avait-il un souvenir analogue dans le nuage dont il s’agit ?

Rokesmith avait la haute main sur toutes les affaires ; c’était lui qui les traitait directement, excepté dans un seul cas, et l’exception était curieuse : il lui répugnait de communiquer avec le solicitor de mister Boffin. Deux ou trois fois, l’occasion s’en étant présentée, il avait remis cette tâche au boueur ; et sa répugnance à cet égard devint si évidente, que celui-ci en fit la remarque.

« J’en conviens, répondit le secrétaire ; j’aimerais mieux ne pas faire cette démarche.

— Avez-vous à vous plaindre de mister Lightwood ?

— Je ne le connais même pas.

— Peut-être avez-vous eu des procès qui vous ont fait souffrir ?

— Pas plus qu’un autre.

— Est-ce une prévention contre la race des gens de loi ?

— Non du tout. Seulement, tant que je ferai vos affaires, permettez, monsieur, que je ne me place pas entre vous et votre solicitor. Si vous l’exigez, néanmoins, je suis prêt à vous obéir ; mais je considérerai comme une faveur réelle la liberté que vous me laisserez à cet égard. »

Il n’y avait plus d’affaire assez grave pour insister davantage, les seules relations que mister Boffin eût conservées avec le