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sorte ? Parlez, père ! répondez aux vents, les seuls auditeurs qui vous restent. »

« Voyez-vous, dit l’inspecteur, qui, posé sur un genou, le regardait comme il en avait regardé tant d’autres, voyez-vous, dit-il après mûre réflexion, voici comment le fait a eu lieu. Vous avez remarqué, naturellement, qu’il était pris à la fois par le bras et par le cou. Vous avez vu, on peut encore le voir, que le nœud qui lui entourait la gorge était un nœud coulant. Tenez-vous cela pour démontré ?

— Jusqu’à l’évidence, répondit Mortimer.

— Vous avez également observé, cela ne fait pas la moindre doute, que la corde était fixée au bateau même ? Or vous allez tout comprendre : le temps est abominable au moment où cet homme… (L’Inspecteur se baisse pour enlever des cheveux du noyé quelques grêlons avec le pan de la veste du susdit). Il se ressemble davantage, dit-il, depuis qu’il n’a plus de blanc dans les cheveux, bien qu’il ait reçu de fortes contusions. Il fait donc un temps abominable au moment où cet homme se dirige vers son poste habituel. Il porte ce rouleau de corde ; il l’emporte toujours ; ce fait m’est connu tout aussi bien qu’à lui. Parfois il le met dans son bateau, parfois il se le passe autour du cou. Cet homme est de ceux qui se couvrent légèrement, vous en avez la preuve. (M. l’inspecteur prend l’un des bouts de la cravate lâche qui descend sur la poitrine, et profite de l’occasion pour en essuyer les lèvres du défunt.) Il s’habille légèrement ; et par la pluie, le vent ou la gelée, il se met son câble autour du cou ; c’est ce qu’il a fait hier au soir (une habitude déplorable). Il va et vient dans son bateau ; le froid le saisit ; il est morfondu, ses mains s’engourdissent. Il voit flotter quelque chose qui rentre dans le cercle de ses affaires, et s’apprête à s’assurer dudit objet. Il prend le bout de sa corde, dont il déroule quelques tours, et le fixe dans le bateau pour que l’objet ne lui échappe pas. Il y met plus de temps qu’à l’ordinaire parce que ses doigts sont engourdis ; mais il y arrive ; et trop bien, comme vous voyez. L’objet en question reparaît avant la fin des préparatifs. Notre homme le saisit, et pense que, dans tous les cas, il faut s’assurer de ce qu’il y a dans les poches. Pour cela, il se penche au dessus de l’eau ; et par suite d’un coup de vent, ou du remous causé par deux steamboats allant en sens contraire, par une secousse inattendue, par une chose ou par une autre, il perd l’équilibre et tombe la tête la première. Il ne s’en inquiète pas, car il est bon nageur ; mais ses bras en s’écartant, se prennent dans la corde, tirent sur le nœud coulant et le serrent de plus en plus. L’objet qu’il a cru prendre s’éloigne ; et c’est lui-même