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vière, en longeant la berge où se tenaient les guetteurs. Eugène, appuyé sur le coude, le suivit du regard, et le vit disparaître dans l’ombre. « Je voudrais, murmura-t-il en se recouchant et en parlant dans son chapeau, que la barque de mon honorable ami fût assez philanthrope pour chavirer et pour noyer son patron. Mortimer ?

— Qu’est-ce qu’il y a, Eugène ?

— Trois vols qualifiés, deux faux, un assassinat nocturne : tout cela sur la conscience ! »

Malgré ce poids énorme, Eugène se sentit soulagé par le départ de Riderhood. Il en était de même pour ses deux compagnons. C’était un changement ; l’attente semblait avoir passé un nouveau bail ; elle recommençait de fraîche date. L’influence du temps et des lieux pesait moins sur leur esprit. Ils avaient quelque chose de neuf à guetter, et le faisaient avec un nouvel intérêt. Plus d’une heure s’était écoulée, et nos gentlemen sommeillaient, quand l’un des trois (chacun prétendit que c’était lui, car il ne dormait pas), aperçut Riderhood à l’endroit convenu. Ils sortirent de leur cachette et se dirigèrent vers le bateau. Riderhood vint affleurer la rive, de sorte que les gentlemen qui se tenaient sur la chaussée, à l’ombre des Portefaix endormis, purent lui parler à voix basse.

« Bénédiction ! dit Riderhood ; j’n’y comprends goutte.

— L’avez-vous découvert ?

— Non.

— Qu’avez-vous en ce cas ? » demanda Lightwood, car l’honnête homme les regardait d’un air effaré.

« J’ai vu son bateau.

— Il n’était pas vide ?

— Si ; et pas attaché ce qu’y a de pus ; et une godille de moins ; et, c’qu’y a de pus, l’aut’ godille acorée dans les godets. Et le bateau acculé par la marée, pris entre deux barges, ce qu’y a de pus ; et serré à n’pas l’en faire sortir. Et il a eu d’la chance ! par saint Georges, il en a eu ! »


XIV

DÉCOUVERTE DE L’OISEAU DE PROIE


Debout sur la rive, pénétré par le froid de cette crise nocturne qui abat les forces des êtres les plus nobles, chacun des