Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/161

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Pas une minute, dirais-je, si cela dépendait de moi ; car les Joyeux-Portefaix sont bien ce que j’ai connu de plus triste. Mais il faut, je suppose, que nous attendions les autres. N’est-ce pas vers minuit qu’ils doivent venir nous prendre ? »

Onze heures sonnaient. Eugène attisa le feu et s’installa de manière à faire croire qu’il attendrait avec patience. Mais peu à peu il lui vint des inquiétudes dans une jambe, puis dans l’autre ; puis dans les deux bras, dans le menton, dans le dos, dans les cheveux, dans le front, dans le nez. Il s’étendit sur deux chaises, se mit à geindre, et se releva.

« Il y a ici, dit-il, une masse d’insectes invisibles et d’une activité diabolique. Je ne suis que frémissements et piqûres des pieds à la tête. Au moral, c’est absolument comme si j’avais fait un vol avec effraction, dans les circonstances les plus ignobles, et que j’eusse à mes trousses tous les myrmidons de la justice.

— Je ne vaux pas mieux, dit Mortimer, » qui, après certaines évolutions mirobolantes, où sa tête avait été la partie la plus basse de lui-même, se retrouvait enfin en face d’Eugène, et tout ébouriffé. « Il y a déjà longtemps que cela dure, poursuivit-il ; pendant que tu n’étais pas là il me semblait que toute l’armée lilliputienne tirait sur moi à boulets rouges.

— Impossible d’y tenir, reprit Eugène ; il faut aller prendre l’air, rejoindre notre ami Riderhood, notre collègue. Auparavant tranquillisons-nous par un contrat en bonne forme : la prochaine fois, pour avoir l’esprit plus calme, c’est nous qui commettrons le crime, au lieu de faire prendre le criminel. Tu t’y engages, Mortimer ?

— J’en fais le serment.

— Moi aussi ; et que lady Tippins y prenne garde, sa vie est en péril.

Mortimer ayant sonné pour demander son compte, Bob se présenta immédiatement.

« Un emploi dans le commerce de chaux vous plairait-il ? demanda Eugène au garçon avec sa folle insouciance.

— Non, Monsieur, répondit l’autre ; je vous remercie ; j’ai une bonne place et j’y tiens.

— Si par hasard vous changiez d’avis, reprit Eugène, venez me trouver à mon bureau, n’importe quand ; j’aurai toujours un emploi à vous donner. Voilà mon associé, un excellent homme ; c’est lui qui tient les livres, et distribue les salaires. Bonne paye en échange d’un bon travail : telle a toujours été ma devise.

— Et c’en est une bonne, répondit le garçon en recevant son