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— Pardon, escuse, gouverneurs ; mais l’un d’vous deux est-i’ l’homme de loi qu’on appelle Lightwood ?

— Oui, répondit le solicitor.

— C’est bon, reprit l’autre en fermant la porte avec soin, j’viens pour affaire. »

Les bougies allumées par Lightwood montrèrent dans le visiteur un homme de mauvaise mine et aux yeux louches, qui, tout en parlant, tortillait une vieille casquette jadis fourrée, aujourd’hui informe et galeuse, et ressemblant moins à une coiffure qu’aux restes pourrissants d’un chat ou d’un petit chien noyé.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Mortimer.

— Gouverneurs, répliqua l’homme d’un ton qu’il croyait séduisant, l’quel de vous deux est l’lawyer Lightwood ?

— C’est moi, dit Mortimer.

— Lawyer Lightwood (un salut gauche et servile accompagne ces mots), j’sui un homme qui cherche sa pauvre vie et qui la gagne à la sueur de son front. Pour n’pas risquer, d’façon ou d’aut’, d’perdre le profit d’mes sueurs, j’voudrais avant tout déposer mon serment.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser, répondit Mortimer. »

Peu convaincu du fait, le visiteur murmura d’un ton bourru Alfred-David.

« C’est votre nom ? demande le gentleman.

— Vous n’y êtes pas ; j’veux un Alfred-David.

(Ce qu’Eugène, qui regardait l’inconnu tout en fumant, traduisit par Affidavit[1]).

— Encore une fois, mon brave, dit Lightwood en riant avec indolence, je n’ai pas qualité pour recevoir les serments.

— Il peut jurer après vous ; moi aussi, expliqua Eugène ; mais c’est tout ce que nous pouvons pour votre service. »

Très-désappointé par cette explication, le brave homme tourna et retourna entre ses doigts son chat noyé, tandis que ses yeux louches erraient de l’un à l’autre des gentlemen. À la fin se décidant à reprendre la parole :

« En c’cas-là, dit-il, couchez-moi ça su’le papier.

— Dites-nous d’abord de quoi il s’agit.

— Voyez-vous, reprit l’homme qui après s’être avancé d’un pas, abrite ses lèvres de la main droite, et baisse sa voix rauque, le plus possible, i’s’agit de cinq mille liv’ de récompense. V’là d’quoi qu’i s’agit ; c’est à l’occasion d’un meurt’, c’est là qu’est toute l’affaire.

  1. Attestation sous la foi du serment ; déposition écrite, faite devant un individu qualifié pour la recevoir.