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intimes, qui, n’ayant aucun titre à une invitation à dîner, ont cependant des droits à venir, entre neuf et dix heures du soir, participer à un bain de vapeur au gigot de mouton. Afin de s’acquitter envers ces notables, mistress Podsnap ajoute donc à son repas une petite soirée, à laquelle on arrivera de bonne heure, et passe chez le marchand de musique, où elle demande un automate bien élevé qui puisse lui jouer des quadrilles pour une petite sauterie.

Mister et mistress Vénéering, ainsi que les nouveaux époux, sont naturellement du dîner. Mais à part ce couple battant neuf, la maison Podsnap n’a rien de commun avec celle des Vénéering. Chez un parvenu, qui a besoin de cela pour se poser, l’élégance est tolérée par mister Podsnap ; quant à lui, il est fort au-dessus d’une pareille misère. C’est une solidité monstrueuse qui caractérise l’argenterie et la vaisselle Podsnap. Tout cela n’a été fait que pour paraître aussi lourd qu’on a pu, et tenir autant de place que possible. Tout cela vous dit avec arrogance : « Vous m’avez ici dans ma laideur, avec la même profusion que si j’étais un plomb vil ; et pourtant je suis un poids considérable de métal précieux, à tant le marc. Ne seriez-vous pas ravi de me fondre ? » De l’affreuse plate-forme qu’il occupe au centre de la table, un surtout massif, à pieds écartés, bossu sur toutes les faces plutôt que décoré, vous adresse ces paroles. Les quatre seaux où rafraîchit le vin, pourvus de lourdes têtes, portant à chaque oreille un gros anneau d’argent, transmettent ce discours d’un bout à l’autre de la table, et le disent aux salières, en forme de pots ventrus, qui, à leur tour, le passent à leurs voisins.

Enfin les cuillers et les fourchettes, d’un poids et d’un volume énormes, agrandiront la bouche des invités avec l’intention expresse de leur jeter dans le gosier, à chaque morceau qu’ils avalent, le sentiment de la somme qu’elles représentent.

Les différents meubles sont, dans leur espèce, tout aussi lourds que l’argenterie, et la plupart des convives leur ressemblent. Il y a toutefois parmi ces derniers un gentleman français, lequel n’a été admis qu’après une longue hésitation ; car, dans l’esprit de mister Podsnap, l’Europe continentale passe pour être mortellement liguée contre l’innocence de la jeune personne.

L’invitation a néanmoins eu lieu, et cet étranger produit sur les convives un effet assez bizarre : chacun, y compris le maître de la maison, lui parle comme à un enfant qui a l’oreille dure. Par une concession délicate à cet infortuné, qui a eu le malheur de ne pas naître en Angleterre, mister Podsnap lui présente sa famille en français : « Madame Podsnap, mademoiselle Podsnap. » Il ajouterait volontiers ma fille, mais il s’interdit cette entreprise