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clefs d’un instrument à vent, joué par l’artiste infernal. Ses lèvres blanches demeuraient entr’ouvertes, et il respirait avec force comme s’il avait été essoufflé par une course rapide.

« Levez-vous, dit-il enfin, et parlons sérieusement. »

Elle resta assise sans faire attention à lui.

« Je vous dis de vous lever, mistress Lammle !

— Vous me le dites ? reprit-elle en le regardant avec mépris. Vous me le dites ! En vérité ! »

Elle baissa de nouveau la tête, et affecta de ne pas savoir qu’il avait les yeux sur elle ; mais elle en éprouvait un malaise évident.

« Levez-vous et partons, mistress Lammle ; assez comme cela, vous m’entendez ? »

Cédant à la main qui l’entraînait, elle se leva, et tous les deux se remirent en marche ; mais cette fois pour se diriger vers leur habitation.

« Mistress Lammle, dit Alfred, nous avons tous les deux été trompeurs, et tous les deux trompés. Tous les deux nous avons été mordants et mordus ; c’est un cercle vicieux d’où il est impossible de sortir.

— Vous m’avez recherchée…

— Ne parlons plus de cela, je vous prie. Nous savons ce qui en est. À quoi bon revenir sur un fait que ni vous, ni moi ne pouvons dissimuler. Je poursuis donc : j’ai été trompé, et fais triste figure.

— Ne l’ai-je pas été moi-même ?

— J’y arrivais, si vous m’en aviez laissé le temps. Vous avez été trompée, et vous faites triste figure.

— Une figure offensée.

— Vous êtes maintenant assez calme, Sophronia, pour comprendre que vous ne pouvez pas être offensée sans que je le sois moi-même ; c’est pourquoi cette expression était au moins inutile. Quand je regarde en arrière, je me demande avec surprise comment j’ai pu être assez sot pour vous épouser sur parole.

— Et moi, interrompit mistress Lammle, quand je regarde…

— Quand vous regardez en arrière, vous vous demandez, avec une égale surprise, comment vous avez pu être assez sotte, passez-moi le mot, pour m’épouser sur un simple ouï-dire. Mais des deux parts la sottise est faite ; vous ne pouvez pas plus vous délivrer de moi, que je ne peux me débarrasser de vous. Qu’en résulte-t-il ?

— Honte et misère ! répondit Sophronia avec amertume.

— Je n’en sais rien. Ce qui en résulte, c’est la nécessité de nous entendre. Avec de l’accord, nous pouvons nous tirer de là.