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pense qu’il est de moitié dans la gestion des biens de la jeune épouse, et qu’il va s’occuper de la fortune de celle-ci, dont l’apport est considérable. Les Tampons vont même jusqu’à dire à voix basse : « Tren-te mil-le li-vres ! » et accompagnent ce chiffre d’un claquement de langue et d’une aspiration qui évoquent le souvenir d’huîtres exquises.

Très-étonné de son intimité dans la maison, la fournée d’inconnus s’enhardit, croise les bras et commence à contredire Vénéering, même avant d’être à table. Pendant ce temps-là, mistress Vénéering apporte Bébé en costume de fille d’honneur, voltige de l’un à l’autre, et fait jaillir de ses rubis, de ses diamants et de ses émeraudes, des éclairs aux mille nuances.

Enfin, le chimiste ayant conclu d’une façon satisfaisante les diverses querelles qu’il a cru de sa dignité d’avoir avec les garçons traiteurs, annonce le déjeuner.

La salle à manger n’éblouit pas moins que les salons. Table superbe ; tous les chameaux dehors et pliant sous leur charge ; gâteaux splendides, ornés de cupidons et de lacs d’amour ; splendide bracelet offert par Vénéering avant de descendre, et mis au bras de la mariée.

Personne, néanmoins, n’a plus d’égards pour les Vénéering que s’ils étaient simplement de braves traiteurs faisant la chose à tant par tête. Les nouveaux époux causent ensemble, et rient en aparté, comme ils ont toujours fait. Les Tampons expédient les plats avec la verve qu’ils y ont toujours mise ; les inconnus s’invitent mutuellement avec une extrême bienveillance à multiplier les verres de champagne. Mistress Podsnap, qui se rengorge et se balance de son air le plus majestueux, est bien autrement écoutée que la maîtresse de la maison ; et c’est tout au plus si Podsnap ne fait pas les honneurs de la table.

Un grave inconvénient pour Vénéering est d’avoir à sa droite la séduisante Tippins, et à sa gauche la tante de la mariée, qui sont loin de vivre en bonne intelligence. La Méduse ne se contente pas de jeter des regards pétrifiants à la charmante lady ; elle accompagne tous les propos de la divine créature d’un reniflement sonore, qui pourrait s’attribuer à un rhume de cerveau chronique, mais qui peut provenir de l’indignation et du mépris. Cet ébrouement revient avec une telle régularité, qu’on finit par s’y attendre ; et le silence que font les convives, chaque fois qu’il va se produire, devient embarrassant. La tante rocaille a, en outre, une façon injurieuse de repousser les plats dont mange lady Tippins, en disant tout haut quand on les lui présente : « Non ! non ! non ! pas pour moi ; emportez cela. » Elle a évidemment l’intention de faire savoir qu’en partageant la nourri-