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puissance, et dès ce moment, comme elle le fit remarquer plus tard, elle sentit qu’elle était maîtresse du terrain et qu’elle tenait son homme.

« Miss Florence, dit Suzanne, c’est la plus dévouée, la plus patiente, la plus docile, la plus belle de toutes les filles ; il n’y a pas de gentleman, monsieur, eût-il toute la fortune des plus riches individus de l’Angleterre, qui ne fût fier de mademoiselle.

Si ce gentleman connaissait sa vraie valeur, il consentirait à perdre toute sa fortune sou à sou et à aller mendier de porte en porte, dit Suzanne qui éclata en sanglots, plutôt que de faire endurer à ce bon cœur toutes les souffrances que je lui ai vu endurer dans cette maison.

— Femme, cria M. Dombey, quittez la chambre !

— Pardon, excuse, je ne quitterai pas la chambre : je quitterais plutôt la place, monsieur, où j’ai été pendant tant d’années et où j’ai vu tant de choses, répliqua l’intrépide Suzanne, quoique j’espère bien que vous n’aurez pas le cœur de me séparer de Mlle Florence ; je ne m’en irai maintenant que quand j’aurai tout dit. Il peut bien se faire que je ne sois pas une veuve du Malabar, je ne le suis pas et je ne voudrais pas le devenir, mais si une fois je m’étais mis dans la tête de me brûler toute vive, je le ferais ! Eh bien ! je me suis mis dans la tête de continuer. »

L’attitude de Suzanne, non moins que son langage, prouva qu’elle allait exécuter sa menace.

« Il n’y a personne à votre service, continua Suzanne, qui ait eu plus peur de vous que moi, et vous pourrez en juger quand je vous dirai que j’ai mille et mille fois pensé à vous parler, sans avoir jamais osé le faire jusqu’à hier soir, mais, ma foi, hier soir, je m’y suis tout à fait décidée. »

M. Dombey, dans le paroxysme de la rage, tenta de saisir encore une fois le cordon de sonnette qui n’était pas là, et, à défaut de cordon, il se tira les cheveux.

« J’ai vu Mlle Florence, continua Suzanne, quand elle était encore toute petite, travailler, travailler, il fallait voir ; et avec quelle douceur ! quelle patience ! les meilleures femmes peuvent prendre exemple sur elle ; je l’ai vue pendant plusieurs nuits de suite passer la moitié du temps à aider son petit frère, si délicat, à faire ses devoirs ; je l’ai vue l’aider et le veiller dans d’autres moments, on sait bien de quels moments je veux parler. Je l’ai vue, sans être encouragée ni soutenue, devenir une femme, grâce à Dieu ! une femme, l’orgueil et