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comme il avait perdu son enfant chéri et les mettre ensemble, côte à côte, dans le même tombeau prématuré !

Dans son orgueil, car il en avait encore, il laissa le monde s’éloigner de lui en toute liberté. Quand le monde le quitta, il le quitta lui-même sans effort. Comme il n’en attendait plus que de l’indifférence ou de la pitié, il évita également sa pitié et son indifférence. Il ne voulait plus d’autre société dans son malheur que celle de la compagne qu’il avait repoussée. Que pouvait-il lui dire, quelle consolation lui demander enfin ! Il ne s’en rendait pas compte. Mais ce qu’il savait bien, c’est qu’elle lui aurait été fidèle s’il l’avait permis. Ce qu’il savait c’est qu’elle l’aurait aimé maintenant plus que jamais : il était convaincu qu’il était dans sa nature d’être fidèle comme il était convaincu qu’il avait le ciel au-dessus de lui : et c’était dans ces réflexions qu’il était plongé à chaque heure de son isolement : le jour, la nuit, il ne pensait pas à autre chose.

Il commença d’y penser (et depuis ce moment ne fit plus autre chose) le jour où il reçut la lettre du jeune époux de sa fille et où il eut la certitude qu’elle était partie. Et pourtant, au milieu de son infortune, il avait conservé tant d’orgueil, il la considérait tellement comme quelque chose qui aurait dû lui appartenir et qu’il avait perdu sans retour, que s’il avait entendu sa voix dans la chambre à côté, il ne se serait pas levé pour aller la trouver. S’il l’avait vue dans la rue et qu’elle lui eût lancé un de ces regards timides qu’il connaissait si bien, il aurait passé devant elle avec la même figure froide et implacable ; il ne l’aurait pas abordée, il n’aurait pas adouci l’expression de sa physionomie, dût son cœur en être brisé de douleur. Quelque violentes qu’eussent été ses réflexions, quelle qu’eût été sa colère contre son mariage ou son mari, tout était passé maintenant. Il ne pensait qu’à ce qui aurait pu être et ce qui n’était pas. Il n’y avait plus pour lui qu’une pensée, c’est qu’il l’avait perdue, et que lui, il était accablé par le chagrin et le remords.

Il se rappelait qu’il lui était né deux enfants dans cette maison ; qu’entre lui et ces murailles nues et dévastées il y avait un lien lugubre, il est vrai, mais invincible parce qu’il se rattachait à ses deux enfants qu’il avait perdus. Il avait songé à quitter cette demeure, car sans trop savoir où il irait, il savait bien qu’il ne pouvait rester là ; il avait songé à la quitter le soir même où ces tristes sentiments avaient germé dans son