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l’autre les fioles placées sur la table, d’un air qui semblait dire :

« Puisque nous sommes là, nous n’avons rien de mieux à faire que d’administrer encore la potion de tout à l’heure.

— Non, dit Alice en parlant tout bas à l’oreille d’Henriette, il n’y a plus d’espoir : les tristes voyages, les remords, les pénibles traversées, le besoin, les intempéries, les tempêtes qui m’ont assaillie au dedans comme au dehors ont usé mon existence. Elle ne durera plus bien longtemps maintenant. »

En parlant, elle prit la main d’Henriette et s’en couvrit le visage.

« Quelquefois je songe, sur ce lit, que je voudrais bien vivre assez encore pour vous prouver ma reconnaissance. C’est un moment de faiblesse qui passe bien vite. Tout est pour le mieux, pour vous comme pour moi. »

Elle saisit la main d’Henriette. Mais ce n’était plus comme le jour où elle la prit auprès du feu dans cette triste soirée d’hiver ! Ô mépris ! ô rage ! ô orgueil ! ô violence ! voilà donc comme tout finit !

Mme Wickam ayant suffisamment secoué les fioles, présenta la potion. Elle lançait un sombre regard à sa malade, pendant que celle-ci buvait ; elle plissait les lèvres et les sourcils, elle secouait la tête, semblant faire entendre qu’on la tuerait plutôt que de lui faire dire qu’il y avait de l’espoir. Là-dessus, Mme Wickam, la sévère Mme Wickam, se mit à semer çà et là dans la chambre du chlore en poudre, de l’air d’une fossoyeuse qui remuerait cendres et poussière ; puis elle se retira pour aller en bas prendre sa part de quelque festin funèbre.

« Combien y a-t-il de temps, demanda Alice, que je suis allée chez vous vous dire ce que j’avais fait, et qu’on vous a répondu qu’il était trop tard pour le rejoindre ?

— Il y a plus d’un an, dit Henriette.

— Plus d’un an ! fit Alice en regardant attentivement Henriette. Des mois se sont écoulés depuis que vous m’avez transportée ici ?

— Oui, répondit Henriette.

— Depuis que vous m’avez transportée ici, malgré ma résistance à votre bonté inépuisable, dit Alice, qui se cachait sous la main d’Henriette, pour m’humaniser par vos regards et vos paroles de femme, et par votre douceur d’ange. »

Henriette se pencha sur elle et la calma tout doucement.