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C’étaient là les souffrances qu’il ressentait. Elles le torturaient, quand il était seul dans ses vieilles chambres, où il recommençait à se retirer souvent pour y passer de longues heures solitaires. Il semblait que ce fût son sort d’être toujours fier de son pouvoir, et cependant toujours humilié dans son impuissance, lorsqu’il aurait souhaité le plus de marcher dans sa force. Qui donc le destin avait-il voulu opposer à ses volontés ?

Qui ? La réponse était facile. Qui est-ce donc qui pouvait captiver sa femme, après avoir captivé son fils ? Qui est-ce donc qui lui avait fait voir cette nouvelle victoire, quand il était assis à la considérer dans le sombre coin du salon ? Qui est-ce donc qui pouvait faire d’un seul mot ce que ne pouvaient faire les volontés les plus énergiques du maître ? Qui est-ce qui, sans être aidé par l’amour de son père, par son intérêt, par un de ses regards, avait grandi chaque jour en taille et en beauté, quand ceux qu’il avait aimés étaient morts ? Qui donc ? si ce n’est cette même enfant qu’il avait regardée d’un œil si troublé, quand elle était bien petite encore, et privée de sa mère : oui, il l’avait regardée déjà comme s’il craignait de la haïr un jour. Ah ! ses pressentiments ne s’étaient que trop réalisés, car il la haïssait maintenant de tout son cœur !

Oui, et il aurait voulu la voir haïe, la faire haïr, quoiqu’il vît encore, malgré lui, autour d’elle, quelques rayons de cette auréole au milieu de laquelle elle lui était apparue, le soir de son retour avec sa femme. Il savait maintenant qu’elle était belle ; il ne lui contestait pas ce qu’il y avait en elle de gracieux et de séduisant ; il s’avouait à lui-même que, dans sa beauté de jeune fille, elle l’avait saisi de surprise. Mais c’était un grief de plus contre elle. Cet homme, malheureux dans ses rêveries tristes et profondes, avait le sombre sentiment de ce qui lui aliénait tous les cœurs, une vague idée de ce qui rendait sa vie si solitaire, mais il balançait mal le compte de ses droits et de ses torts, et trouvait moyen de se justifier et de récriminer contre elle. Plus elle promettait de lui faire honneur par ses belles qualités, plus il était disposé à exiger d’elle à l’avance l’obéissance et la soumission. Quand lui avait-elle montré jamais de soumission et d’obéissance ? Était-ce à lui qu’elle rendait la vie heureuse ou à Edith ? Ses séductions mêmes, était-ce à lui ou à Edith qu’elle les avait fait valoir ? Depuis sa naissance, pourquoi n’avaient-ils jamais été l’un à l’autre comme père et fille ? Ils étaient au contraire toujours