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La honte, le désappointement, la rage d’avoir été découvert lui torturaient le cœur. Toujours au moment d’être ou atteint ou rencontré (car il redoutait sans raison les voyageurs qui se croisaient avec lui), il n’avait pas un moment de repos. La même crainte, la même terreur qui s’était emparée de lui pendant la nuit ne se dissipa pas à la lueur du jour. Le tintement monotone des grelots et des sabots des chevaux sur le pavé, la monotonie de son inquiétude et de sa rage stérile ; le retour monotone de ses craintes, de ses regrets, de sa passion, qu’il tournait et retournait dans son âme, faisaient de son voyage une vision où il n’y avait de réel que ses tortures. C’était une vision de longues routes fuyant vers un point qui reculait toujours sans qu’il pût jamais l’atteindre : Des villes mal pavées, bâties sur des collines et dans des vallées, où se montraient devant des portes sombres et derrière des fenêtres mal vitrées des figures curieuses ; puis c’étaient des troupeaux de vaches et de bœufs tout couverts de boue et rangés en vente dans de longues rues étroites : vaches et bœufs se battaient, beuglaient et recevaient sur leurs énormes têtes des coups de trique capables de les assommer. C’étaient des ponts, des croix, des églises, des relais où se trouvaient attelés, malgré leur résistance, des chevaux frais pour remplacer les autres, fumants, haletants, penchant tristement leurs têtes à la porte de l’écurie. C’étaient de petits cimetières avec des croix noires mal assurées sur les tombes, et des couronnes flétries qui retombaient par terre ; et puis toujours, toujours de longues routes qui s’étendaient devant lui sur les collines, dans vallées, vers l’horizon menteur qui reculait sans cesse.

Il voyait passer, comme dans une fantasmagorie, le matin, midi, le soir, la nuit et le lever matinal de la lune, les longues routes qu’il laissait derrière lui, les durs pavés sur lesquels il roulait, les sauts, les bonds qu’il faisait, les hauts clochers qui se détachaient à ses yeux du milieu des maisons. S’il descendait pour manger en toute hâte et pour boire quelques gouttes un vin qui ne lui rendait pas le courage ; s’il passait au milieu d’une foule de mendiants, d’aveugles aux paupières tremblantes, conduits par de vieilles femmes qui leur tenaient des chandelles devant les yeux, de filles idiotes, de boiteux, d’épileptiques, de paralytiques, à travers les clameurs de la foule ; s’il regardait de la voiture ces figures tournées vers lui, ces mains étendues, tremblant à tout moment de reconnaître quelque ennemi acharné à sa poursuite ; s’il se trouvait ensuite