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d’ouvrir les yeux à l’évidence, ne s’obstine à voir la position telle qu’il se l’est toujours représentée et qu’il n’aille plus loin qu’il ne peut. Le crédit de la maison serait alors ébranlé.

— Mais on ne craint rien de ce genre ? dit Henriette.

— Il n’y aura pas de demi-confidence entre nous, dit M. Morfin en lui serrant la main. M. Dombey est inabordable ; il est en ce moment sous l’influence de son orgueil, de sa colère ; il n’a plus sa raison, il est fou. Mais cet état de trouble et de folie, dont rien n’approche, ne pourra pas durer. Maintenant, miss Henriette, vous savez tout, le bien et le mal. Je n’ajouterai rien de plus ce soir, adieu ! »

Il lui baisa la main, et gagnant la porte où le frère l’attendait, il l’arrêta doucement quand il voulut parler. Il lui dit que puisqu’ils se verraient souvent maintenant, il pourrait lui dire cela une autre fois, s’il le voulait, mais qu’il n’avait pas le temps de l’écouter en ce moment, et il s’éloigna d’un bon pas pour ne pas entendre les remercîments qui pourraient l’accompagner.

Le frère et la sœur restèrent à causer au coin du feu, presque jusqu’au jour. Cette espérance d’une nouvelle vie qui s’ouvrait devant eux les tenait éveillés ; on eût dit deux pauvres naufragés, qui, perdus depuis longtemps sur un rivage solitaire, apercevraient enfin un navire sauveur, après s’être résignés à leur malheureux sort et avoir dit adieu pour toujours à leur patrie. Mais une autre cause de tristesse les tenait aussi éveillés. L’obscurité au milieu de laquelle cette lueur d’espérance s’était fait jour, les enveloppait encore, et l’ombre de leur frère coupable errait dans cette maison, où, pourtant, jamais il n’avait mis le pied.

Cette ombre ne s’effaça pas, ne disparut pas devant l’éclat du jour. Le matin elle était là, à midi elle y était encore ; quand la nuit vint, elle fut plus sombre et plus lugubre, comme on va le voir.

John Carker était parti pour aller à un rendez-vous que lui avait indiqué leur ami, et Henriette était seule à la maison. Elle était restée seule plusieurs heures. La soirée était triste, sombre et noire et peu faite pour la distraire de ses pensées. Ce frère, qu’elle ne voyait plus, qui lui était devenu depuis longtemps étranger, venait la troubler en se présentant à elle sous mille formes terribles. Elle le voyait, ou mort ou mourant, l’appeler, la regarder fixement d’un air de menace. Ces images importunes, qui venaient obséder son esprit, l’effrayaient, tant