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pendant tout ce temps vous avez été dans la maison plus aimé et plus respecté que qui que ce soit.

— Bah ! répondit l’autre, si j’étais bon enfant et d’un caractère facile, c’était par habitude ! Cela plaisait au gérant, cela plaisait à l’homme qu’il gouvernait, et cela me convenait à moi par-dessus tout. Je faisais mon devoir sans les flatter ni l’un ni l’autre, et j’étais heureux d’occuper une place où je n’avais à flatter personne. J’aurais continué à vivre ainsi jusqu’à présent, si le cabinet que j’occupe n’avait eu une cloison très-mince. Vous pouvez dire à votre sœur que mon cabinet n’était séparé de celui du gérant que par une cloison.

— C’étaient deux pièces attenantes, qui n’en avaient formé qu’une peut-être dans l’origine, et qui se trouvaient séparées comme l’explique M. Morfin, dit John en le regardant pour avoir la fin de son explication.

— J’ai sifflé, chanté, joué à plein jeu la sonate tout entière de Beethoven en mi bémol, pour lui faire comprendre que je pouvais entendre, continua M. Morfin, mais il n’y a jamais fait attention. Je dois dire, il est vrai, que bien rarement il m’est arrivé d’entendre quelque chose de secret. Mais c’est parce que, quand j’entendais parler et que je ne pouvais pas éviter autrement d’entendre, je sortais. Je suis sorti un jour, John, pendant une conversation entre deux frères, à laquelle prenait part dans le commencement le jeune Walter Gay. J’entendis quelques mots de la conversation avant de quitter mon cabinet. Vous vous en souvenez assez sans doute pour dire à votre sœur de quoi il s’agissait.

— Je parlais du passé, Henriette, dit son frère à voix basse, et de nos positions respectives dans la maison.

— Ce sujet de conversation n’était pas nouveau pour moi, mais il se présentait sous un nouveau jour. Je me trouvai ébranlé dans mon habitude : c’est l’histoire de presque tout le monde. Je croyais que tout allait bien autour de moi, parce que je m’étais accoutumé à tout, dit M. Morfin. Je cherchai à me rappeler l’histoire des deux frères et je me mis à y réfléchir. Je crois vraiment que ce fut la première fois de ma vie que je fis de telles réflexions. Sous quel jour différent nous apparaissent les choses auxquelles nous sommes le plus accoutumés, et comme elles nous semblent naturelles, quand nous les voyons de ce point de vue nouveau auquel il faut bien nous placer un jour ou l’autre ! Depuis ce matin-là, je fus tout à la fois moins bon enfant, comme on dit, moins facile et moins complaisant. »