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Quoiqu’il cache ses pensées intimes au monde extérieur qui, d’après lui, n’a d’autre but pour le moment que d’épier avec avidité ses moindres démarches, il ne peut cacher aux regards ses yeux renfoncés, ses joues creuses, son front soucieux, son air triste et rêveur. Tout impénétrable qu’il est, il est bien changé pourtant ! et tout fier qu’il est, il faut bien qu’il soit cruellement humilié, car pourquoi serait-il ainsi changé ?

Le monde ! que pense de lui le monde ? De quel œil le voit-il ? que devine-t-il ? que dit-il ? tel est le démon cruel qui tourmente son âme. Le monde ! mais il est partout avec lui ; bien plus, il est partout où il n’est pas ; il sort avec lui au milieu de ses domestiques, et reste encore à chuchoter derrière lui. C’est le monde qui le montre au doigt dans la rue ; qui l’attend dans son bureau ; qui le regarde par-dessus l’épaule des riches négociants ; c’est lui qui le signale. C’est le monde qui parle de lui au milieu de la foule ; il le précède dans tous les lieux où il va, et quand il est parti, c’est alors surtout que le monde s’occupe de lui ; quand il est enfermé dans sa chambre, le soir, le monde est dans sa maison. Il est dehors aussi, le monde ; il l’entend marcher dans la rue ; il le voit sur les cartes déployées devant lui, aller et venir sur les chemins de fer et sur les navires : partout, si le monde est si occupé, si affairé, ce n’est que de lui seul qu’il s’agit !

Ce n’est point là un fantôme de son imagination. D’autres gens pensent comme lui, témoin le cousin Feenix qui vient de Baden-Baden dans le but de lui parler ; témoin le major Bagstock qui accompagne le cousin Feenix dans cette visite amicale.

M. Dombey les reçoit avec sa dignité habituelle ; il se tient debout devant le feu dans son attitude favorite. Il s’imagine que le monde le regarde par leurs yeux, que le monde est là derrière les tableaux, avec M. Pitt pour représentant, au haut de la bibliothèque, et sur la carte pendue au mur, il croit voir briller des yeux qui le regardent.

« Le printemps est bien froid cette année, dit M. Dombey pour donner le change au monde.

— Sacrebleu ! monsieur ! dit le major, dans un élan d’ardente amitié, Joseph Bagstock n’est pas homme à dissimuler la vérité ! Si vous voulez, Dombey, tenir vos amis à distance, et leur battre froid, J-B n’est pas l’homme qu’il vous faut. Joe est dur et solide, monsieur ; il est rude, monsieur, il est rude, Joe. Son Altesse Royale, le feu duc d’Yorck me fit