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le comptoir, pour y coucher la nuit, au lieu de monter en haut, maintenant qu’il ne restait plus que lui de gardien.

Le capitaine Cuttle se levait donc tous les jours de dessous le comptoir, à six heures du matin pour épousseter son chapeau de toile cirée avec l’air abandonné d’un Robinson Crusoé qui met la dernière main à sa toilette, et la tête coiffée d’un bonnet de poils de chèvre. Quoique ses craintes, au sujet de la visite d’une tribu sauvage appelée Mac-Stinger, se fussent un peu apaisées, à l’exemple du pauvre Robinson, quand il avait passé quelque temps sans voir le moindre vestige de cannibales, le capitaine Cuttle, par habitude, se maintenait toujours sur la défensive et ne se présentait jamais devant un chapeau de femme sans l’avoir observé d’avance de son château fort. Pendant les jours qui suivirent, il ne vit âme qui vive, pas même M. Toots qui lui avait écrit pour le prévenir qu’il partait pour la campagne. Aussi, quand il parlait, il en était venu à s’étonner du son de sa voix. Il avait pris de telles habitudes de méditations profondes à force de récurer, d’arranger les instruments de cuivre, à force de rester assis dans le comptoir, occupé à lire ou à regarder par la montre, que souvent la raie rouge tracée par son chapeau sur son front recommençait à lui faire mal sous l’influence de ses réflexions fatigantes et continues.

L’année étant alors expirée, le capitaine jugea à propos d’ouvrir le paquet ; mais comme il avait toujours eu le dessein de l’ouvrir en présence de Robin le Rémouleur, qui le lui avait apporté, et que, suivant les formes et les convenances, il devait le faire en présence de quelqu’un, il était fort en peine de se procurer un témoin. Dans cette perplexité, il lut un jour avec une joie indicible, dans un journal maritime, l’arrivée dans le port de la Prudente Clara, capitaine John Bunsby, de retour d’un voyage sur les côtes. Il expédia aussitôt à ce philosophe une lettre par la poste, le priant de ne divulguer à personne le lieu de sa résidence et l’invitant à lui faire l’honneur de venir le plus tôt possible dans la soirée.

Bunsby, un de ces sages qui n’agissent que d’après leurs convictions, mit plusieurs jours à faire entrer profondément cette conviction dans son esprit après la réception de la lettre, et quand il eut bien saisi le fait, qu’il l’eut bien mûri dans sa tête, il envoya promptement son mousse avec cette réponse : On viendra ce soir. Le mousse fidèle qui avait reçu