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Elle recula et étendit ses mains devant elle avec une terreur qui cloua Walter à sa place.

Jamais, depuis ce jour, il n’oublia le son de sa voix, l’expression de son regard, quand elle lui avait fermé la bouche à ce nom. Il aurait vécu cent ans qu’il n’aurait pu l’oublier.

Où aller ? n’importe où, pourvu que ce ne fût pas chez elle… Jamais ! Tout était fini ; elle avait tout perdu et son cœur était brisé. Son cri et son regard lui avaient appris toute l’histoire de son abandon et de ses souffrances ; il sentit qu’il ne l’oublierait jamais, et jamais il ne l’oublia.

Elle appuya sa jolie figure sur l’épaule du capitaine et se mit à raconter comment et pourquoi elle s’était enfuie. En entendant ce récit, entrecoupé par ses sanglots, Walter pensa avec terreur, que, pour ce père qu’elle ne nommait pas, dont elle ne se plaignait pas dans ses larmes, chacune de ces larmes discrètes était la plus cruelle des malédictions, en le privant à tout jamais d’un amour si fécond et si puissant.

« Allons ! allons ! tenez bon, mon bijou, mon trésor ! dit le capitaine, quand elle eut cessé de parler. Il avait prêté à son récit la plus grande attention et l’avait écoutée, le chapeau tout de travers sur la tête et la bouche toute grande ouverte. Walter, cher enfant, prenez le large pour cette nuit, et laissez sous ma garde la charmante petite ! »

Walter prit dans ses deux mains la main de Florence, la porta à ses lèvres et y déposa un baiser. Il savait maintenant qu’elle était une pauvre fugitive sans asile ; mais plus précieuse ainsi à ses yeux qu’au faîte de la richesse et de la puissance, elle lui semblait plus loin de lui que jamais elle ne lui était apparue dans ses rêves d’enfant.

Le capitaine Cuttle, qui n’était pas troublé par les mêmes pensées, accompagna Florence à sa chambre et vint écouter de temps en temps à sa porte sur le seuil enchanté (oui, vraiment enchanté pour lui), jusqu’au moment où il fut assez rassuré sur l’état de Florence pour descendre à sa niche sous le comptoir. Et tout en ôtant sa montre pour commencer sa toilette de nuit, il ne put s’empêcher d’aller crier une fois encore avec entraînement par le trou de la serrure : Il est noyé, n’est-ce pas ? et en descendant l’escalier il cherchait encore le fameux vers de la belle Suzon. Mais les mots lui restèrent dans la gorge et il n’en put tirer aucun son. Il alla donc se coucher et rêva que le vieux Solomon Gills avait épousé