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Le capitaine, abandonné à lui-même, reprit son journal comme si de rien n’était, et se mit à lire avec la plus grande attention. Mais le capitaine ne comprit pas un mot de sa lecture, car il voyait toujours Robin le Rémouleur fuir d’une colonne à l’autre, tout le long du journal.

Jusqu’alors le brave capitaine avait bien pu ne pas se croire tout à fait abandonné, mais maintenant le vieux Sol Gills, Walter, les délices du cœur étaient décidément perdus pour lui, et il se sentait amèrement trompé ; bien plus, cruellement insulté par M. Carker. Il lui restait encore le fourbe Robin avec lequel il avait tant de fois causé des souvenirs tout brûlants encore dans son cœur ; il avait cru à sa bonne foi, il avait été heureux de croire en lui ; il se l’était attaché comme le dernier homme de l’équipage du vieux navire ; il avait pris le commandement du petit Aspirant de marine, avec Robin pour son bras droit ; il avait songé à se servir de Robin pour l’aider à faire bonne garde ; il avait eu pour ce jeune garçon autant de bonté que s’ils avaient été tous les deux de pauvres débris de naufrage jetés ensemble dans une île déserte. Mais hélas ! voilà que ce fourbe de Robin venait de déserter comme un traître au beau milieu de la salle à manger, dans le sanctuaire même de la maison ; aussi le capitaine Cuttle, à partir de ce moment, n’avait plus bonne idée de la salle à manger ; il n’aurait pas été surpris de la voir sombrer, il aurait même péri avec elle sans regret !

Voilà pourquoi le capitaine Cuttle lisait le journal avec la plus profonde attention sans en comprendre un seul mot ; voilà pourquoi le capitaine Cuttle s’interdisait toute espèce de réflexion au sujet de Robin, sans vouloir seulement s’avouer à lui-même qu’il y pensait ; il était plus seul à présent que Robinson Crusoé ; Robin même n’avait plus rien à démêler avec lui.

Avec le même air de gravité d’un homme tout entier à ses affaires, le capitaine, à la tombée de la nuit, se rendit à Leadenhal Market et s’arrangea avec un gardien de nuit pour venir, le matin et le soir, ouvrir et fermer la boutique du petit Aspirant de marine. Il alla de là à la taverne, pour dire de ne porter à l’avenir au petit Aspirant de marine qu’une seule portion ; puis au cabaret, pour décommander la bière du traître.

« C’est que, voyez-vous, mon jeune homme, dit le capitaine à la dame du lieu, vient d’obtenir de l’avancement. »

Enfin le capitaine résolut de prendre possession du lit sous