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première fois que je suis venu ici, je… je crois que j’aimerai mieux penser à miss Dombey auprès de vous, que de parler d’elle avec qui que ce soit. Ainsi donc, capitaine Gills, si vous voulez m’accorder le plaisir de faire votre connaissance, je me trouve très-heureux d’accepter vos conditions. Mais comme je veux me conduire en galant homme, capitaine Gills, dit-il en retirant un moment la main qu’il avait tendue, il faut que je vous dise que je ne pourrai pas m’empêcher de penser à miss Dombey. Il m’est impossible de vous promettre de ne pas y penser.

— Mon garçon, dit le capitaine à qui cet aveu candide donnait encore une plus haute opinion de M. Toots, les pensées de l’homme sont comme les vents, personne ne peut en prédire ni la durée ni la direction. Notre convention n’a rapport qu’aux paroles.

— Pour les paroles, capitaine Gills, répondit M. Toots, je crois que je pourrai me retenir. »

Là-dessus, M. Toots tendit aussitôt sa main au capitaine Cuttle, et le capitaine, d’un air de condescendance plein d’amabilité et de grâce, promit formellement son amitié. M. Toots parut heureux et soulagé après cette promesse, et ricana de tout son cœur pendant le temps que dura encore sa visite. Le capitaine, de son côté, n’était nullement mécontent de se poser ainsi en protecteur. Il était au comble de la joie en pensant à la prudence et à la perspicacité dont il avait fait preuve.

Mais, avec toute sa perspicacité, cela n’empêchait pas que le capitaine n’avait pas prévu un tour que lui joua, le soir même, l’honnête et ingénu Robin le Rémouleur. L’innocent Robin, qui prenait le thé à la même table, se pencha doucement par-dessus sa tasse et observa longtemps à la dérobée son maître, qui lisait le journal à grand’peine, mais avec beaucoup de dignité à travers ses lunettes. Tout à coup il rompit le silence en disant :

« Je vous demande bien pardon, capitaine, mais n’auriez-vous pas besoin de pigeons ? hein ? mon maître.

— Non, mon garçon, répondit le capitaine.

— C’est que j’ai envie de vendre les miens, capitaine.

— Ah ! ah ! s’écria le capitaine en fronçant légèrement ses épais sourcils.

— Oui, capitaine, je vais m’en aller, s’il vous plaît, dit Robin.

— T’en aller ! Et où t’en aller ? demanda le capitaine en le regardant par-dessus ses lunettes.