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trembla devant lui, s’attendant pour le moins à se voir reprocher son entretien avec Mme Brown. Mais M. Carker lui donna, comme d’habitude, le carton de papiers destiné à M. Dombey chaque matin, et en même temps un petit billet pour Mme Dombey. En lui remettant ces objets, il secoua seulement la tête et lui recommanda d’être attentif et de ne pas flâner, avertissement mystérieux qui, dans l’imagination du Rémouleur, était gros d’effrayantes menaces, mille fois plus effrayantes que toutes les paroles du monde les plus explicites.

Resté seul dans sa chambre, M. Carker se mit à l’ouvrage et travailla toute la journée. Il reçut beaucoup de monde, relut bon nombre de documents, entra, sortit, alla à plusieurs rendez-vous d’affaires et ne se permit plus aucune distraction jusqu’à la fin de la journée. Mais quand il eut mis en ordre, comme à l’ordinaire, tous les papiers de sa table, il retomba dans sa rêverie.

Il était assis à sa place accoutumée et dans son attitude favorite, les yeux fixés sur le plancher, quand son frère entra pour lui remettre quelques lettres que l’on avait reçues dans la journée. Celui-ci les posa tranquillement sur la table, et il allait se retirer, lorsque M. Carker, le gérant, dont les yeux s’étaient arrêtés sur lui, au moment où il était entré, sans témoigner plus de surprise que s’il eût toujours continué à regarder le plancher, lui dit :

« Eh bien, John Carker ? qu’est-ce qui vous amène ici ? »

Son frère montra du doigt les lettres et fit mine encore de se retirer.

« Je suis surpris, dit le gérant, que vous alliez et veniez sans demander des nouvelles de notre maître.

— Nous avons su, ce matin dans le bureau, que M. Dombey allait bien, répondit son frère.

— Vous êtes si bon… dit le gérant en souriant. Il est vrai que vous avez mis le temps pour le devenir… Vous êtes si bon que s’il lui arrivait malheur, vous en seriez désolé, je le parierais !

— J’en serais sincèrement affligé, James, répondit l’autre.

— Il en serait affligé, dit le gérant en le montrant du doigt comme s’il y avait là d’autres personnes présentes. Il en serait sincèrement affligé, ce cher frère ! Cet humble subalterne, jeté dans un coin, la figure contre le mur, comme un tableau de rebut et qu’on a laissé là, Dieu sait pendant combien d’années !