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ment où il arrivait à sa destination, il semblait ne rien voir, ne rien entendre, à moins qu’un hasard imprévu ou un violent effort sur lui-même ne le tirât de sa rêverie.

Un jour qu’il se rendait au comptoir sur son cheval aux jambes blanches, il ne s’aperçut pas qu’il était l’objet des regards de deux femmes, et que les gros yeux ronds de Robin le rémouleur étaient attachés fixement sur lui. Le jeune domestique, qui était allé l’attendre au delà du lieu du rendez-vous pour lui prouver son zèle, retira plusieurs fois son chapeau, mais en vain, pour appeler son attention, et se mit à courir à pied à côté de son maître pour être tout prêt à lui tenir l’étrier, quand il descendrait.

« Tenez, le voyez-vous trotter ? » cria l’une de ces deux femmes à sa compagne. La première était vieille, et tendait sa main décharnée pour indiquer Carker à une jeune fille placée à côté d’elle et qui, comme elle, se tenait cachée dans une allée.

En voyant le geste de Mme Brown, sa fille regarda dehors ; sa figure s’anima aussitôt d’un sentiment de colère et de vengeance.

« Je ne pensais plus le revoir, dit-elle à voix basse ; mais il est bon que je le revoie, peut-être. Le voilà donc ! le voilà donc !

— Il n’est pas changé, dit la vieille avec un regard plein de cruelle malice.

— Lui changé ! Pourquoi serait-il changé ? il n’a pas souffert, lui ! moi, j’ai changé pour vingt. N’est-ce pas assez ?

— Le voyez-vous trotter ? murmura la vieille en regardant attentivement sa fille avec ses yeux rouges. Monsieur se dandine sur son cheval, tandis que nous, nous pataugeons dans la boue…

— N’en sommes-nous pas de la boue ? répondit la fille avec humeur. Nous ne sommes que de la boue sous les pieds de son cheval, pour le cas qu’il fait de nous. »

Son œil était ardemment fixé sur lui : la vieille allait répondre, mais de la main la fille fit un geste comme pour lui imposer silence ; elle craignait que le son même de sa voix ne l’empêchât de le considérer à son aise. La mère, plus occupée d’Alice que de Carker, resta silencieuse. Enfin, le regard d’Alice s’apaisa, elle poussa un long soupir : il avait disparu, elle semblait soulagée ! Alors la vieille lui dit :

« Ma chérie ! Alice ! ma charmante ! (Elle la secoua douce-