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duite ? Commençait-il enfin à tenir compte des droits de Florence à son affection ? Ces droits qu’il avait si longtemps méconnus le touchaient-ils au cœur ? Réveillaient-ils en lui quelques remords de sa cruelle injustice ?

Il y a, dans la vie des hommes les plus sévères et les plus durs, des moments d’attendrissement quoiqu’ils tiennent bien cachées leurs émotions. La vue de sa fille dans toute sa beauté, de sa fille devenue femme, à son insu, pouvait bien avoir touché le cœur de cet homme si orgueilleux. Peut-être avait-il pensé qu’il avait eu le bonheur sous sa main ; que le bon génie de son foyer domestique s’était souvent agenouillé devant lui, sans qu’il eût daigné déroger à sa grandeur empesée, pour abaisser vers elle un regard ; que sa triste arrogance avait tout gâté, tout perdu. Malgré lui peut-être il avait lu dans ses yeux, dont l’éloquence était si simple et pourtant si claire, ces mots touchants : « Au nom des lits funèbres près desquels j’ai prié, au nom de l’enfance malheureuse que j’ai subie, au nom de notre rencontre dans cette triste maison au milieu de la nuit, au nom des plaintes que mon cœur, dans son angoisse, a laissées échapper, mon père, je vous en prie, tournez-vous vers moi et venez chercher un refuge dans mon amour, avant qu’il soit trop tard. » Peut-être, au contraire, était-il absorbé dans des pensées moins honorables et moins élevées ; peut-être se disait-il qu’à présent que de nouveaux liens avaient remplacé le fils qu’il avait perdu, il pouvait pardonner à sa fille de l’avoir supplanté dans son affection. C’était aussi quelque chose de penser que Florence allait être un ornement de plus pour sa maison. Quoi qu’il en soit, plus il la regardait, plus il s’adoucissait à son égard. Plus il la regardait, plus il se plaisait à la confondre avec l’enfant qu’il avait aimé ; son esprit ne pouvait pas les séparer. Un moment même, pendant qu’il la considérait, elle lui apparut sous un jour plus clair et plus brillant. Ce n’était plus sa rivale penchée sur l’oreiller de cet enfant ; pensée impie d’un père dénaturé ! C’était le bon génie de sa maison qui avait veillé sur lui-même, lorsqu’il était agenouillé au pied de son petit lit. Il se sentit disposé à lui parler et à l’appeler. Ces mots : « Florence, venez ici, » naissaient déjà sur ses lèvres, mais c’étaient des mots si étranges pour lui qu’ils ne répondaient point à son appel et s’arrêtaient étonnés en chemin. Il s’arrêta lui-même devant un bruit de pas qui se fit entendre dans l’escalier.

C’était sa femme. Elle avait quitté sa robe du dîner pour