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« Regardez-moi, lui dit-elle, moi qui n’ai jamais su ce que c’est qu’un cœur honnête, ce que c’est que l’amour. Regardez-moi, moi qui ai appris à faire des projets et à tramer des complots à l’âge où les petites filles jouent à la poupée. J’ai été mariée dans ma jeunesse, je devrais dire ma vieillesse, tant j’en avais déjà la ruse, à un homme pour lequel je ne ressentais que de l’indifférence. Regardez la femme qu’il a laissée veuve, avant d’avoir hérité lui-même de ses riches parents… c’est un châtiment pour vous bien mérité ! Et moi, dite, quelle a été ma vie depuis dix ans ?

— Nous avons fait tous les efforts possibles pour vous bien établir, répondit sa mère. Voilà ce qu’a été votre vie. Et maintenant vous le tenez, cet établissement.

— Il n’y a pas d’esclave au marché, ma mère, pas de cheval à la foire qu’on ait montré, offert, examiné, qu’on a fait parader comme moi pendant ces dix honteuses années, non mère ! s’écria Edith d’un ton d’indignation et appuyant toujours avec la même aigreur sur ces mots : ma mère. N’ai-je pas été la fable de toutes sortes d’hommes ? J’ai vu autour de moi des fous, des débauchés, des enfants, de vieux radoteurs, ils m’ont repoussée l’un après l’autre, ils n’ont plus voulu du marché, parce que vos intentions étaient trop claires, oui, parce que vous aviez été trop transparente, malgré tous ces faux dehors : ils nous ont quittées lorsqu’ils ont fini par nous connaître. » Puis les yeux étincelants, elle ajouta : « Dans tous les lieux de rendez-vous du beau monde, n’ai-je pas été soumise aux plus scandaleux examens ? n’ai-je pas été colportée et mise en vente ici, jusqu’à ce qu’il ne me restât plus dans le cœur une seule goutte de respect pour moi-même. Que dis-je ? je suis pour moi-même un objet d’exécration. Est-ce là l’enfance dont vous me parlez ? car je ne m’en suis pas connu d’autre. Ne venez donc pas, ce soir surtout, me parler de mon enfance.

— Vous auriez pu vous bien marier vingt fois au moins, Edith, si vous aviez aidé aux circonstances.

— Non, celui qui me prendra, moi, femme de rebut (et je l’ai bien mérité !), me prendra comme cet homme le fait, sans qu’il y ait de ma part ni ruse ni artifice (et elle relevait la tête en tremblant de honte et d’indignation). Il me voit à l’enchère et il croit qu’il est bien de m’acheter. Quand il est venu pour me voir, pour donner son prix, peut-être, il a demandé la liste de tous mes talents. Je la lui ai donnée. Quand il a voulu