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un supplice, grâce à l’uniforme des Charitables Rémouleurs. C’était un habit que les polissons des rues avaient en horreur ; rien qu’en le voyant, ils ne pouvaient s’empêcher de se jeter sur le malheureux qui le portait, pour lui jouer les tours les plus indignes. Depuis que Biler était en uniforme, sa vie ressemblait bien plus à celle des premiers martyrs de la religion qu’à celle d’un innocent enfant du XIXe siècle. On lui lançait des pierres dans les rues ; on le traînait dans les ruisseaux ; on lui jetait de la boue ; on l’aplatissait contre les bornes. Le premier venu lui enlevait sa casquette jaune pour la jeter au vent. On ne se contentait pas seulement de se moquer verbalement de ses jambes de la façon la plus injurieuse, mais on en venait aux voies de fait, en les claquant, en les pinçant. Ce matin là même, il avait reçu une bonne pochade, qu’il n’avait certes pas provoquée, et par contre coup, une bonne correction du maître pour arriver à l’école l’œil poché. Ce maître était un vieux Rémouleur de mœurs féroces, que l’on avait nommé maître d’école parce qu’il ne savait rien, qu’il n’était bon à rien, mais qu’il se servait fort habilement d’une canne terrible, dont la vue seule faisait trembler tous les marmots.

Le hasard voulut que Biler, pour rentrer chez lui, prît des rues désertes, se faufilât par de petits passages, par des chemins détournés, afin d’échapper à ses bourreaux ; mais, comme il était toujours forcé de déboucher à la grande rue, son mauvais destin le fit tomber au beau milieu d’une troupe de gamins, ayant à leur tête un féroce petit boucher, et qui n’attendaient qu’une occasion pour s’amuser à leur manière. À la vue d’un Charitable Rémouleur, bonne aubaine sur laquelle ils n’avaient pas compté, ils poussèrent un hourrah général et se ruèrent sur lui.

Mais le hasard voulut aussi qu’au même instant Polly, qui, après une bonne heure de marche, regardait toujours devant elle, en commençant à se désespérer et disant que décidément il était inutile d’aller plus loin, l’aperçût tout à coup. Aussitôt, elle jette un grand cri, donne le jeune Dombey à la petite bonne et s’élance au secours de son infortuné Biler.

Les rencontres, comme les malheurs, arrivent rarement seuls. Suzanne, tout ébahie avec ses deux enfants, allait se faire écraser par une voiture, si quelques personnes ne l’eussent sauvée, avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître, et au même instant (c’était jour de marché), ce cri d’effroi re-