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— Ah ! c’est fort bien. Proposez-vous, major ?

— Non, madame, je ne puis.

— Barbare que vous êtes ! reprit la dame, vous me faites perdre la partie. Vous êtes amateur de musique, monsieur Dombey ?

— Je l’aime beaucoup, madame.

— Oh ! oui, c’est délicieux, dit Cléopâtre en regardant ses cartes ; la musique est pleine de sentiment, elle parle à l’âme. C’est comme un vague souvenir de l’existence primitive. On y retrouve tous les sentiments les plus ravissants ! Savez-vous, dit Cléopâtre, et elle remit sur ses jambes le valet de trèfle qui venait de lui arriver les pieds en l’air, savez-vous ce qui pourrait me tenter de mettre fin à mon existence ?… ce serait l’envie de découvrir ce qu’il y a au fond de tout cela. Que de mystères dans la nature ! Tout nous est caché… Major, à vous de jouer. »

Le major joua ; et M. Dombey, qui regardait pour apprendre, commençait à ne rien comprendre au jeu, car il ne prenait guère intérêt à la partie et se demandait avec surprise pourquoi la belle Edith ne rentrait pas.

Enfin elle parut, alla s’asseoir auprès de sa harpe, et M. Dombey s’étant levé se plaça à côté d’elle pour l’écouter. M. Dombey n’avait pas grand goût pour la musique et ne connaissait pas le morceau qu’elle jouait, mais il la vit se pencher sur sa harpe, et peut-être les cordes faisaient-elles vibrer dans le lointain des sons qui lui étaient connus et qui semblaient apprivoiser ce monstre toujours courant sur la voie de fer, et le rendre moins inexorable.

Cléopâtre continuait toujours sa partie, mais rien n’échappait à son regard pénétrant. Ses yeux ne restaient pas fixés sur les cartes ; perçants et mobiles comme ceux de l’oiseau, ils allaient d’un bout de la chambre à l’autre, pour briller à la fois sur la harpe, sur la musicienne, sur l’auditeur, sur tous les objets.

Lorsque la fière beauté eut fini son morceau, elle se leva, reçut les remercîments et les compliments de M. Dombey avec la même froideur dédaigneuse qu’auparavant, et, s’approchant aussitôt du piano, elle préluda.

Oh ! de grâce, Edith Granger, un autre chant que celui-là. Oui, Edith Granger, vous êtes bien belle, vous avez un jeu brillant, votre voix a un beau timbre et une grande étendue ; mais, au nom du ciel, ne jouez pas cet air que sa fille délaissée chantait à son fils qui n’est plus.