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M. Dombey, à défaut d’amis, était assez bien disposé pour le major. On ne pouvait pas dire que ce fût une flamme ardente, mais c’était un commencement de dégel. Le major avait su se faire agréer, sans se montrer importun, pendant leur séjour au bord de la mer. C’était un homme du monde et il avait de belles connaissances. Il parlait beaucoup, racontait des histoires ; et M. Dombey était porté à le regarder comme un esprit d’élite qui brillait dans les réunions, sans être infecté de cette pauvreté désespérante, maladie trop ordinaire des esprits d’élite. Sa position dans le monde n’avait rien d’équivoque. Le major était donc, à tout prendre, un compagnon honorable ; accoutumé à une vie de loisir, il connaissait fort bien les endroits qu’ils allaient visiter, et avait dans ses manières des airs de gentleman, qui s’harmonisaient assez bien avec le caractère citadin de M. Dombey, sans pourtant créer entre eux de rivalité possible. Que le major, en homme habitué, grâce à sa profession, à braver la main impitoyable qui venait de briser les espérances de M. Dombey, pût, à son insu, lui communiquer un peu de cette utile philosophie, et adoucir des regrets qu’il traitait de faiblesses, M. Dombey y avait peut-être pensé vaguement, mais sans se l’avouer franchement à lui-même : il aimait mieux laisser ce mystère au fond de son orgueil sans chercher à l’approfondir.

« Où est mon mauvais drôle ? » s’écria tout à coup le major, en promenant autour de la chambre un regard plein de colère

Le nègre, qui n’avait aucun nom particulier, mais qui répondait à toutes les épithètes injurieuses, parut aussitôt à la porte, et se tint prudemment à une distance respectueuse.

« Eh bien, coquin ! dit l’irascible major, où est le déjeuner ?

Le domestique noir disparut aussitôt pour aller le chercher, et bientôt on l’entendit monter l’escalier avec une telle précipitation que les plats et les assiettes, tremblant par sympathie à chaque pas qu’il faisait, s’entre-choquèrent sur le plateau tout le temps de son ascension.

« Dombey, dit le major en regardant le nègre qui s’occupait du service de la table et lui montrant, par manière d’encouragement, son poing menaçant à l’occasion d’une cuiller qu’il venait de mettre à l’envers, voici une grillade de jambon, un délicieux pâté, un plat de rognons, et le reste. Asseyez-vous, je vous en prie. Le vieux Joe ne peut vous donner qu’un pauvre déjeuner de soldat, vous voyez.