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sait pâle et fatigué ; le profond silence qui l’entourait semblait dire à Florence que le moment était venu de s’ouvrir à son père.

« Papa, papa ! Parlez-moi, cher papa ! »

À sa voix, il fit un brusque mouvement et se leva vivement. Elle était déjà près de lui, les bras tendus, mais il recula.

« Qu’y a-t-il ? lui dit-il froidement. Pourquoi venez-vous ici ? Qu’est-ce qui vous a effrayée ? »

Si quelque chose l’avait effrayée, c’était le visage tourné en ce moment vers elle. L’amour qui brûlait dans le cœur de la jeune enfant fut glacé à cette vue et elle demeura roide et immobile devant lui comme si son regard venait de la changer en statue.

Pas la moindre trace de tendresse ou de pitié ! Pas même un semblant d’intérêt ou d’émotion paternelle. On eût dit qu’il ne la connaissait pas. Si l’expression de ce visage avait changé, ce n’était pas pour exprimer quelqu’un de ces sentiments. Son ancienne indifférence, sa froide contrainte avaient fait place à autre chose ; à quelque chose qu’elle ne croyait pas, et qu’elle n’osait pas croire, que pourtant elle sentait dans toute sa force, quelque chose qu’elle ne connaissait que trop, sans pouvoir lui donner un nom : quelque chose qui, sous l’influence de son regard, lui était tombée sur la tête comme une ombre lugubre.

Ne voyait-il pas en elle par hasard la rivale heureuse de son fils, pleine de vie et de santé ? N’était-ce pas aussi sa propre rivale dans l’affection de ce fils bien-aimé ? N’était-ce pas une jalousie insensée, un orgueil dévorant, qui venaient empoisonner les doux souvenirs qui auraient dû la lui rendre plus chère et plus précieuse ? Il n’était pas impossible qu’il ne vit qu’avec amertume et sa beauté et sa jeunesse pleine d’avenir, en pensant à son fils au tombeau.

Florence n’avait pas de telles pensées. Mais l’amour sait bien vite quand il est repoussé sans espoir, et toute espérance s’évanouit pour elle, pendant qu’elle restait immobile à regarder le visage de son père.

« Je vous demande, Florence, si c’est que vous avez eu peur ? Il faut que vous ayez eu quelque chose, pour être venue ici ?

— Je suis venue, papa…

— Contre mon désir. Pourquoi ? »

Elle vit bien qu’il savait pourquoi : c’était clairement écrit sur son visage, et elle laissa retomber sa tête dans ses mains, en poussant un cri long et déchirant.