Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 1.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce que l’on remarque surtout en bas à la cuisine, c’est que ce jour-là ressemble à un dimanche. Ils ne peuvent pas se mettre dans la tête qu’il n’y ait pas quelque chose d’inconvenant ou d’impie dans la conduite de gens du dehors qui vont et viennent dans la rue pour se rendre à leurs occupations ordinaires avec leurs vêtements de tous les jours, comme si de rien n’était. Les jalousies levées, les persiennes ouvertes leur semblent déroger à la règle, et ils se réconfortent tristement en buvant force bouteilles de vin que l’on débouche sans façon comme un jour de fête. Tous se sentent disposés à faire de la morale.

« Que Dieu nous fasse la grâce à tous de nous amender ! » soupire Towlinson, en manière de toast, le verre à la main. À quoi la cuisinière répond avec un soupir aussi :

« Ah ! oui, ce n’est pas sans besoin, bon Dieu ! »

Le soir, Mme Chick et miss Tox reprennent leurs travaux à l’aiguille, et le soir aussi M. Towlinson va prendre l’air en compagnie de la bonne qui n’a pas encore essayé son chapeau de deuil. Ils sont fort tendres ensemble au tournant des rues, endroit toujours un peu dans l’ombre, et Towlinson fait des châteaux en Espagne où il se voit déjà menant l’existence rangée et irréprochable d’un honnête fruitier étalagiste dans le marché d’Oxford.

Pendant la nuit, on dort plus profondément chez M. Dombey qu’on ne l’a fait depuis bien des nuits. Le soleil du matin réveille tous les domestiques qui reprennent une fois encore leurs anciennes habitudes. En face, les jolis enfants font courir leurs cerceaux. Dans l’église on célèbre un superbe mariage. La femme du faiseur de tours quête avec ardeur, dans un autre quartier de la ville, et le maçon chante et siffle à la fois en gravant sur le marbre avec son ciseau les lettres : P-A-U-L.

Se peut-il que dans un monde si rempli, si occupé, la perte d’une faible petite créature puisse faire dans un cœur un vide si grand, si profond, que la grandeur et la profondeur de l’éternité peuvent seules le remplir ! Florence, dans sa douleur innocente, aurait répondu sans doute : « Ô mon frère, ô frère qui m’a tant aimée et que j’ai tant aimé aussi ! Seul ami, unique compagnon de mon enfance délaissée, quelle autre pensée pourrait donc venir profaner ma douleur au moment où tu viens de descendre dans ta tombe prématurée, et se flatter de noyer mon chagrin dans le torrent de mes larmes ?