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geront en seize ans avant que nous ayons eu le temps de nous en apercevoir.

— Dix ans ! croassa l’acariâtre Mme Pipchin, dix ans ! c’est un long espace de temps ! »

Et son œil gris foncé lança un sombre éclair, et elle secoua la tête d’un air sinistre.

« Cela dépend des circonstances, répliqua M. Dombey. Enfin, madame Pipchin, mon fils a six ans, et ses études, sans aucun doute, je le crains, le laissent bien loin en arrière de la plupart des enfants aussi âgés que lui, ou plutôt aussi jeunes, dit M. Dombey, se reprenant vivement pour répondre à un regard malin de l’œil dur de Mme Pipchin ; l’expression est plus juste. Maintenant, madame Pipchin, au lieu de rester en arrière de ses camarades, mon fils doit les dépasser, les dépasser de beaucoup. Il a devant lui une éminence toute prête, qui l’attend pour y trôner ; quand il y sera monté, il n’y a ni hasard, ni chance à courir pour lui. Sa route, dans ce monde, était droite et toute tracée avant sa naissance. On ne peut différer plus longtemps l’éducation d’un jeune gentleman de son rang. Cette éducation doit être soignée, et il faut se mettre à l’œuvre, madame Pipchin, sérieusement et sans hésitation.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai sur ce point, monsieur, dit Mme Pipchin.

— J’étais bien sûr, reprit M. Dombey d’un air satisfait, qu’une femme aussi intelligente que vous ne pourrait ni ne voudrait faire une autre réponse.

— Il se débite tous les jours un tas de niaiseries, pour ne pas dire pis, sur l’éducation des jeunes enfants : on dit qu’il ne faut pas trop les pousser dans les premiers temps, qu’il faut les amorcer pour les faire travailler, et que sais-je encore ? »

En prononçant ces mots, Mme Pipchin, visiblement agacée, frottait son nez crochu.

« De mon temps, continua-t-elle, on ne parlait pas de tout cela, et je ne vois pas pourquoi on en parlerait maintenant ; mon opinion est qu’il faut les tenir ferme.

— Ma bonne madame, reprit M. Dombey, vous méritez bien la réputation que vous vous êtes acquise, et je vous prie de croire, madame Pipchin, que je suis très-satisfait de votre excellent système d’éducation ; soyez bien persuadée que je me ferai le plus grand plaisir de le recommander toutes les fois du moins que ma faible recommandation pourra vous être de