Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 1.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venu amiral, avec tous les rubans de son brillant costume, ou au moins capitaine de vaisseau, avec des épaulettes éblouissantes ; à son retour il aurait épousé Florence, devenue une belle jeune fille ; il l’aurait épousée en dépit des grandes dents de M. Dombey, de sa cravate, de sa lourde chaîne d’or, et l’aurait conduite en triomphe sous un ciel d’azur quelque part ou ailleurs. Et pourtant, malgré tous ces beaux rêves, son imagination ardente lui montrait rarement la plaque de cuivre de la maison Dombey et fils, transformée en une tablette dorée, où il pût lire de brillantes espérances, et laissait le plus souvent ternes et sombres les fenêtres de ses bureaux. Aussi, quand le capitaine et l’oncle Sol remettaient sur le tapis Richard Whittington et les filles des patrons, Walter croyait comprendre beaucoup mieux qu’ils ne le faisaient sa véritable position dans la maison Dombey et fils.

Il remplissait donc chaque jour son emploi, tout joyeux, tout dispos, ayant le cœur à l’ouvrage. Il ne partageait pas les vivacités d’ambition de son oncle et du capitaine Cuttle, et ne laissait pas cependant d’entretenir de son côté mille rêves vagues et chimériques, auprès desquels les projets des deux vieux amis étaient des probabilités terre à terre. Il en était là quand les enfants de M. Dombey furent conduits chez Mme Pipchin. Il avait quelques années de plus, mais c’était bien peu de chose. On reconnaissait toujours ce même garçon remuant, joyeux, étourdi, comme du temps où il escaladait à l’abordage la salle à manger, à la tête de l’oncle Sol et d’une troupe de matelots supposés, ou qu’il lui tenait la chandelle pour monter de la cave son fameux madère.

« Oncle Sol, dit Walter, il me semble que vous n’allez pas bien. Vous n’avez rien mangé ce matin au déjeuner ; j’irais chercher le médecin si cela continue.

— Ah ! mon garçon, il ne me donnerait pas ce qui me manque. Il faudrait que ce fût un praticien bien habile… pour… et encore il ne le pourrait pas.

— Qu’est-ce que c’est donc, mon oncle, seraient-ce des chalands ?

— Eh ! répliqua Solomon en soupirant, les chalands ne gâteraient rien.

— Le bon Dieu les bénisse ! dit Walter en posant avec bruit sa tasse à thé et frappant en même temps la table. Quand je vois les gens aller et venir en foule dans la rue toute la journée, passer et repasser à chaque minute devant la boutique en