Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 1.djvu/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donner sa main, mais non son cœur : le bonheur de cette femme appartenait au passé, et son âme brisée par une passion déçue, ne trouvait plus de douceur qu’à accomplir avec résignation les devoirs que lui imposait le présent. Il n’était pas probable que ces cancans de la ville fussent jamais parvenus aux oreilles de M. Dombey, que la chose touchait de si près ; mais, lors même qu’il en aurait eu connaissance, personne au monde n’aurait été sur ce sujet plus incrédule que lui. Les Dombey père et fils avaient souvent, travaillé dans les cuirs, mais dans les cœurs… jamais. Ils laissaient cette denrée de fantaisie aux filles, aux écoliers et aux romans. D’ailleurs, à tous ces propos M. Dombey avait à opposer de bons arguments : « une alliance avec moi, Dombey, doit, par la nature même des choses, être un honneur et une distinction pour toute femme de bon sens. L’espoir de donner naissance à un nouvel associé d’une maison comme la mienne ne peut manquer d’éveiller des idées de gloire et d’ambition dans le cœur de la femme la moins ambitieuse. Mme Dombey s’est mariée sous cette convention : elle est devenue partie intégrante et nécessaire d’un établissement riche et considéré, je ne parle même pas de la possibilité de perpétuer dans la même famille la maison de commerce. Mme Dombey ne pouvait ignorer aucun de ces avantages. Depuis elle a pu se rendre compte chaque jour de la position que j’occupe dans le monde. À ma table, Mme Dombey a toujours tenu le haut bout, et toujours elle a fait les honneurs de ma maison de la manière la plus convenable et la plus irréprochable. Mme Dombey doit avoir été heureuse ; il n’en peut être autrement. »

Une seule chose, tout au plus, pouvait avoir manqué au bonheur de Mme Dombey. Oui, une seule, M. Dombey en convenait, mais cette chose, il est vrai, avait une grande importance : depuis dix ans qu’ils étaient mariés ensemble, et jusqu’à ce jour où M. Dombey était assis dans le grand fauteuil près du lit, secouant, secouant sa lourde chaîne d’or, leur union n’avait pas produit de résultats, ou du moins c’était tout comme. Ils avaient eu, à la vérité, une fille six ans auparavant, et l’enfant, qui s’était furtivement glissée dans la chambre, s’était blottie, sans mot dire, dans un coin d’où elle pouvait voir la figure de sa mère. Mais qu’était-ce qu’une fille pour la maison Dombey et fils ? Au point de vue de l’importance du nom et de la dignité de la maison, une fille n’était qu’une fausse pièce sans cours légal, un enfant de rebut, rien de plus.