votre tante est la femme la plus remarquable du monde, monsieur ! »
Quelle est cette femme qui marche, courbée, en s’appuyant sur une canne ? Je reconnais sur son visage les traces d’une beauté fière qui n’est plus, quoiqu’elle cherche à lutter encore contre l’affaiblissement de son intelligence grondeuse, imbécile, égarée ? Elle est dans un jardin ; près d’elle se tient une femme rude, sombre, flétrie, avec une cicatrice à la lèvre. Écoutons ce qu’elles se disent.
« Rosa, j’ai oublié le nom de ce monsieur. »
Rosa se penche vers elle et lui annonce M. Copperfield.
« Je suis bien aise de vous voir, monsieur. Je suis fâchée de remarquer que vous êtes en deuil. J’espère que le temps vous apportera quelque soulagement ! »
La personne qui l’accompagne la gronde de ses distractions :
« Il n’est pas du tout en deuil ; regardez plutôt, » et elle essaye de la tirer de ses rêveries.
« Vous avez vu mon fils, monsieur, dit la vieille dame. Êtes-vous réconcilies ? »
Puis, me regardant fixement, elle porte, en gémissant, la main à son front. Tout à coup elle s’écrie, d’une voix terrible : « Rosa, venez ici. Il est mort ! » Et Rosa, à genoux devant elle, lui prodigue tour à tour ses caresses et ses reproches ; ou bien elle s’écrie dans son amertume : « Je l’aimais plus que vous ne l’avez jamais aimé ; » ou bien elle s’efforce de l’endormir sur son sein, comme un enfant malade. C’est ainsi que je les quitte ; c’est ainsi que je les retrouve toujours ; c’est ainsi que, d’année en année, leur vie s’écoule.
Mais voici un vaisseau qui revient des Indes. Quelle est cette dame anglaise, mariée à un vieux Crésus écossais, à l’air rechigné et aux oreilles pendantes ? Serait-ce par hasard Julia Mills ?
Oui, vraiment, c’est Julia Mills, toujours pimpante et pie- grièche, et voilà son nègre qui lui apporte des lettres et des cartes sur un plateau de vermeil ; voilà une mulâtresse vêtue de blanc, avec un mouchoir rouge noué autour de la tête, pour lui servir son tiffin [1] dans son cabinet de toilette. Mais Julie n’écrit plus son journal, elle ne chante plus le Glas funèbre de l’Affection; elle ne fait que se quereller sans cesse avec le vieux Crésus écossais, une espèce d’ours jaune, au cuir tanné.
- ↑ Nom que l’on donne dans l’Inde aux seconds déjeuners.