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bien-aimé de milady, jeune homme distingué, eut été tué pendant la guerre civile par un proche parent de sir Morbury, son désespoir fut si violent qu’elle étendit sa haine à toute la race de celui qu’elle avait épousé. On dit même qu’il lui arriva plus d’une fois, au moment où les Dedlock allaient quitter le château pour voler au secours du roi, de se glisser dans l’écurie au milieu des ténèbres et de rendre tous leurs chevaux boiteux. L’histoire ajoute qu’une nuit son mari, l’ayant surprise comme elle descendait l’escalier, la suivit jusqu’auprès de son cheval favori, et que, lui saisissant le poignet, soit qu’elle vînt à tomber en se débattant, soit qu’un cheval effrayé lui lançât quelque ruade, elle resta boiteuse de la hanche et depuis lors déclina de jour en jour. »

Mistress Rouncewell avait baissé la voix au point qu’on l’entendait à peine.

« Milady, continua-t-elle, avait eu la taille élégante et la démarche noble ; elle ne se plaignit jamais du changement qui s’était fait en elle, jamais de boiter ou de souffrir ; mais du matin jusqu’au soir elle se promenait sur la terrasse, appuyée sur un bâton, et chaque fois avec une difficulté croissante. Enfin, un jour, comme la nuit approchait, son mari, à qui rien n’avait pu la décider à parler depuis son accident, la vit tomber sur les dalles et se précipita pour la relever ; mais elle le repoussa rudement, et fixant sur lui un regard froid et sévère :

« — Je veux mourir ici, dit-elle, où je me suis tant promenée ; et j’y reviendrai, sortant de ma tombe, jusqu’à ce que l’orgueil de cette maison soit humilié ! Que vos descendants écoutent, ils entendront mon pas chaque fois que le malheur ou la honte planera sur leur famille. »

Watt regarde Rosa, qui, à demi effrayée, à demi intimidée, fixe dans l’ombre ses yeux sur le parquet.

« Elle mourut au même instant, poursuit mistress Rouncewell, et depuis cette époque la terrasse porte le nom de « Promenoir du Revenant. » Si le bruit de ces pas n’est que celui d’un écho, c’est un écho bien étrange, car on ne l’entend qu’à la nuit close, et souvent il s’est passé bien des années sans qu’on l’ait entendu ; toutefois il revient de temps à autre, et soyez sûrs que, dans ce cas, la maladie ou la mort a frappé la famille.

— Et la honte, grand’mère ? demande Watt.

— Jamais la honte ne visite Chesney-Wold, répond la femme de charge.

— C’est vrai, dit Watt en s’excusant.

— Telle est l’histoire. Mais, n’importe d’où il vienne, ce bruit