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BLEAK-HOUSE

parle, continua-t-il en regardant les deux jeunes gens, il n’y aurait pour eux ni ronces, ni réalités sordides ; leur sentier serait jonché de roses, et se déroulerait à l’ombre de bocages délicieux, où l’été serait éternel, et dont les années ne flétriraient pas les fleurs : monde divin d’où n’approcheraient pas les soucis et près duquel le mot argent ne serait jamais prononcé. »

M. Jarndyce lui frappa doucement sur la tête, comme on fait aux enfants, et tourna ses yeux vers les deux pupilles qui lui étaient confiés. Son regard devint pensif, mais d’une bienveillance que j’y ai vue bien souvent, et dont l’expression est restée gravée dans mon cœur. Le salon où se trouvaient les deux jeunes gens n’avait d’autre lumière que la flamme du foyer ; Éva était assise au piano ; Richard, debout auprès d’elle, inclinait sa tête vers la sienne ; leurs ombres s’unissaient et se confondaient sur la muraille, où elles s’agitaient vaguement, à la lueur tremblante qui éclairait la pièce et dont chaque objet, autour d’eux, recevait une apparence de vie au milieu des formes indécises qu’ils revêtaient aux yeux. Éva effleurait à peine les touches d’ivoire, et le vent, qui gémissait au loin en passant sur les collines, mêlait ses soupirs aux accents affaiblis qu’elle murmurait tout bas à l’oreille de Richard : tableau charmant, rempli d’ombres flottantes, dont l’avenir semblait déjà percer le mystère.

Mais ce n’est pas pour parler de cette vision que j’ai décrit la scène qui me la rappelle. Ce qui alors me frappa, ce fut, au milieu du contraste que présentait ce silence avec le flux de paroles qui l’avait précédé, le regard significatif que mon tuteur jeta vers le piano, et celui qu’immédiatement il reposa sur moi ; il me sembla qu’il me confiait sa pensée, qu’il se sentait compris, et me disait son espérance de voir un jour Éva et Richard s’unir plus étroitement qu’ils ne l’étaient déjà par les liens de la famille.

M. Skimpole jouait du violoncelle et du piano ; il était compositeur, avait commencé un opéra qu’il avait laissé à moitié, et dont il exécuta plusieurs fragments avec un goût parfait. Après le thé, nous eûmes un véritable concert, dont Richard, complétement subjugué par la voix d’Éva, M. Jardnyce et moi fûmes les auditeurs ravis. Tout à coup, M. Skimpole s’éclipsa ; Richard quelques instants après, au moment où je m’étonnais de le voir si longtemps sans reparaître et perdre ces chants qui l’avaient passionné, la servante qui m’avait remis les clefs entre-bâilla la porte et me demanda si je pouvais venir une minute.

«  Oh ! s’il vous plaît, miss, allez-y ! s’écria la pauvre fille en