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était noyé ; j’en ai la certitude. Est-ce avec intention ou par accident ? je l’ignore ; votre ami de la Cité pourrait peut-être le savoir… Connaissez-vous cet air-là, monsieur Smallweed ? ajoute-t-il en s’arrêtant tout à coup au milieu d’une marche qu’il siffle et qu’il accompagne en frappant la table de sa pipe

— Un air ? dit le vieillard ; non ; jamais on ne chante à la maison.

— C’est la marche des morts, au son de laquelle on enterre les soldats, reprend M. Georges, et c’est la fin de cette histoire. Maintenant, si votre charmante petite-fille veut bien conserver la pipe que voici pendant deux mois, ça vous évitera d’en acheter une autre la première fois que je viendrai ; bonsoir, monsieur Smallweed.

— Mon cher ami ! (le vieillard lui tend les mains).

— Ainsi, vous pensez que votre ami de la Cité userait de rigueur avec moi, si je ne le payais pas ? dit l’ancien soldat en regardant l’usurier du haut de sa grande taille.

— Mon cher ami, j’en ai bien peur, » répond le vieux pygmée en levant les yeux vers le géant.

M. Georges se met à rire, salue Judy, qui le regarde avec mépris, et sort du parloir en faisant retentir le cliquetis d’un sabre imaginaire, et sonner sur le pavé les éperons qu’il n’a plus.

«  Damné coquin ! s’écrie le vieux ladre en faisant une horrible grimace au moment où le créancier ferme la porte ; mais je te limerai les dents, chien que tu es ! je te les limerai, chien hargneux, et nous verrons après si tu peux mordre ! »

Après avoir dit ces aimables paroles, M. Smallweed s’abandonne à ses rêves ; il laisse errer son esprit dans les régions enchantées que lui ont ouvertes son éducation et la pratique des affaires ; et les sentinelles oubliées par la mort, le grand-père et la grand’mère Smallweed, assis de chaque côté de la cheminée, recommencent à filer leurs jours d’or et de soie, au fond de leur triste réduit.

Pendant que le vieux couple reste ainsi fidèlement à son poste, M. Georges parcourt les rues à grands pas ; sa démarche pesante a une certaine crânerie, mais son visage est sérieux. Il est huit heures du soir, et le jour décline rapidement ; l’ancien soldat s’arrête auprès du pont de Waterloo, pour lire les affiches de spectacle, et décide qu’il ira au théâtre d’Astley, où il est enchanté des chevaux et des tours de force qu’on y voit, critique les armes, désapprouve les combats comme donnant l’exemple d’une maladresse insigne dans le maniement du sabre ; mais il est profondément touché des sentiments qu’on y exprime, et ses