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s’imagine qu’il s’agit d’argent et s’écrie, de la voix perçante d’un affreux perroquet dépouillé de toutes ses plumes :

«  Dix billets de dix livres !

— Te tairas-tu, vieille sotte ! » lui dit le grand-père Smallweed en lui jetant immédiatement le coussin qui est auprès de lui.

Cette action jaculatoire a un double résultat. Premièrement elle applique la tête de mistress Smallweed sur l’un des côtés de son fauteuil, et lui tourne son bonnet tout de travers ; secondement elle fait faire à M. Smallweed un effort qui le rejette en arrière et le replie sur lui-même comme une marionnette brisée ; l’excellent vieillard n’est plus alors qu’un simple monceau de hardes surmonté d’un bonnet noir, et ne reprend son aspect naturel que lorsque sa petite-fille l’a secoué comme une bouteille et remué, foulé, battu comme un grand traversin. L’emploi de ces moyens énergiques ayant fait reparaître le cou du vieillard, le grand-père Smallweed et la compagne de ses vieux jours se retrouvent de nouveau face à face comme deux sentinelles oubliées en faction par le caporal noir qui devait les relever,… la mort.

Judith, est la digne petite-fille de ces deux partenaires, la digne sœur de M. Smallweed. Tous les deux pétris ensemble feraient à peine un individu de proportion ordinaire ; elle présente d’une manière si frappante la ressemblance que la famille Smallweed a toujours eue avec la tribu des singes, que, vêtue d’une robe à paillettes et d’une toque galonnée, elle pourrait se montrer sur la tablette d’un orgue sans exciter plus de surprise que les sapajous qu’on y voit d’ordinaire. Toutefois, elle ne porte ni galons ni paillettes, mais un fourreau d’étoffe brune, dont la jupe est trop étroite. Elle n’a jamais eu de poupée, jamais entendu parler de Cendrillon, ni jamais su aucun jeu. Une ou deux fois, elle avait alors neuf ou dix ans, Judy est tombée dans une société d’enfants ; mais elle semblait être d’une autre espèce que les marmots avec qui elle se trouvait, et une répulsion instinctive s’éleva des deux côtés. Il est probable qu’elle n’a jamais ri ; elle a même eu si rarement l’occasion de voir rire les autres, qu’il y a de fortes présomptions pour qu’elle ignore comment on fait pour rire. Elle n’a certes pas la moindre idée d’un rire frais et joyeux.

Quant à son frère, il n’a jamais de sa vie fait tourner une toupie, et ne connaît pas plus Sinbad le marin que les habitants de la lune ; il lui serait aussi difficile de jouer à la balle ou au cheval fondu que de se changer lui-même en cheval ou en ra-