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BLEAK-HOUSE

même contrainte à l’égard de mes compagnes, de mistress Rachaël, et surtout de sa fille dont elle était si fière et qui venait la voir une fois tous les quinze jours.

Une belle après-midi, je rentrais de l’école, tenant mon portefeuille et mes livres sous le bras ; il faisait du soleil et j’avais regardé longtemps mon ombre qui grandissait à mes côtés, lorsqu’enfin arrivée à la maison, je me faufilais dans l’escalier pour courir à ma chambre, quand ma marraine ouvrit la porte du parloir et m’appela. Chose très-rare, un étranger s’y trouvait avec elle, un gentleman à l’air grave et important, tout habillé de noir, avec une cravate blanche, de grosses breloques à sa montre et une énorme chevalière au doigt. « Voici l’enfant, » lui dit ma marraine à voix basse et comme en aparté ; puis elle reprit tout haut : « C’est Esther, monsieur. » Le gentleman mit des lunettes d’or, me pria d’approcher, me serra la main et me fit ôter mon chapeau, en me regardant avec une grande attention. « Ah ! » s’écria-t-il quand j’eus la tête découverte ; et l’instant d’après : « Oui ! » Il ôta ses lunettes qu’il remit dans un étui rouge, tourna l’étui entre ses doigts, se renversa dans son fauteuil, et fit un signe à ma marraine qui me dit aussitôt : « Vous pouvez vous en aller, Esther. » Je fis une révérence au gentleman et je sortis du parloir.

Deux années s’étaient écoulées depuis lors et j’approchais de mes quatorze ans ; il faisait un temps épouvantable, une nuit affreuse ; ma marraine et moi nous étions près du feu. J’étais descendue pour lui faire la lecture, et j’en étais au chapitre de saint Jean, où il est dit que le Seigneur, s’étant baissé, écrivait sur le sable avec son doigt, quand les scribes et les pharisiens lui amenèrent une pécheresse.

Et comme ils continuaient à l’interroger, il se releva et leur dit : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. »

Je fus arrêtée tout à coup par ma marraine qui, portant la main à son front, s’écria d’une voix terrible et en se levant de son siège : « Restez éveillés, de peur que le maître, en venant à l’improviste, ne vous trouve endormis ; ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez ! » Et répétant ces mots, elle tomba comme frappée de la foudre ; je n’eus pas besoin d’appeler, sa voix avait retenti dans la maison et jusque dans la rue. On la porta dans son lit, où elle resta plus d’une semaine sans que l’expression de sa figure perdît rien de la sévérité qu’elle avait toujours eue. Je restai auprès d’elle nuit et jour, la tête appuyée sur son oreiller pour qu’elle pût mieux m’entendre ; et la cou-