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avoir l’air de se douter de l’existence de quelqu’un, m’annoncèrent que le grand monde arrivait et que le service allait enfin commencer.

«  N’entre pas en jugement avec ton serviteur, ô mon Dieu, car à ta vue… »

Pourrai-je jamais oublier l’émotion dont je fus saisie, en rencontrant ce regard, et la manière dont ces beaux yeux sortirent tout à coup de leur langueur pour s’attacher sur les miens ? Ce regard ne dura qu’un instant, et je baissai la tête sur mon livre ; mais c’était un éclair qui avait suffi pour graver à jamais ce noble visage dans mon souvenir.

Et, chose étrange, au fond de moi-même se réveillait la mémoire des jours solitaires que j’avais passés chez ma marraine ; je me retrouvais à l’époque où, me dressant sur la pointe des pieds pour me voir dans ma petite glace, je m’habillais seule, après avoir habillé ma poupée. Et cependant j’étais bien sûre de n’avoir jamais vu cette lady ; bien sûre, bien sûre.

Il était facile de reconnaître que le gentleman à cheveux gris, cérémonieux et goutteux, qui occupait, seul avec elle, le banc d’honneur, était sir Leicester, et que cette femme était lady Dedlock ; mais pourquoi son visage était-il pour moi comme un miroir brisé, où je retrouvais confusément les débris de mes souvenirs ? Et pourquoi ce regard, saisi à l’aventure, m’avait-il si profondément troublée que j’en tressaillais encore ?

Je voulus surmonter cette faiblesse, et redoublai d’attention pour suivre les paroles du service. Mais, au lieu d’arriver à mon oreille par la voix du lecteur, il me semblait qu’elles étaient prononcées par ma marraine, dont je croyais entendre l’accent bien connu. Lady Dedlock, pensai-je, ressemblerait-elle par hasard à ma marraine ? Peut-être un peu ; mais l’expression des traits était si différente et la sévérité implacable qui avait sillonné de rides le visage de ma marraine, comme les frimas creusent les rocs, manquait trop complétement à la figure que j’avais sous les yeux pour que cette ressemblance ait pu me frapper tout d’abord. Jamais non plus je n’avais rencontré chez une autre cette fierté dédaigneuse empreinte sur le visage de lady Dedlock ; et, cependant, moi, oui moi, la pauvre Esther, cette petite fille qui vivait à part, et dont le jour de naissance ne rappelait que honte et douleur, je me voyais me dresser moi-même devant moi, évoquée du passé, fascinée par cette brillante lady, que je savais pourtant bien ne pas connaître et n’avoir jamais vue. Peu à peu, néanmoins, je finis par vaincre cette étrange émotion, et je pus regarder sans trouble du côté de milady. C’était