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Sir Leicester accueille la goutte comme une chose importune, mais cependant comme un fâcheux d’origine patricienne. De temps immémorial, tous les Dedlock ont eu la goutte en ligne mâle et directe ; le fait est prouvé, monsieur, et personne ne le conteste. Les grands-pères des autres hommes ont pu mourir de rhumatismes ou être atteints par la basse contagion d’une maladie vulgaire ; mais les Dedlock ont imposé, même à la mort, cette grande niveleuse, quelque chose d’exclusif ; ils meurent tous de leur propre goutte, qui s’est transmise à l’illustre lignée, comme la vaisselle d’argent, les tableaux et le manoir du Lincolnshire ; elle fait partie de leurs dignités et de leurs droits ; sir Leicester, bien qu’il ne l’ait jamais dit à personne, a néanmoins cette arrière-pensée, que l’ange de la mort s’exprime ainsi auprès des ombres de l’aristocratie, quand un des membres de sa famille expire : « Milords et gentlemen, j’ai l’honneur de vous présenter un autre Dedlock, arrivé, suivant certificat, par la goutte de famille. »

Il résulte de là que le baronnet abandonne ses nobles jambes à la maladie de ses ancêtres, comme à titre de redevance féodale pour son nom et sa fortune. Il trouve bien que c’est de la part de la goutte une liberté un peu grande que d’étendre un Dedlock sur le dos, de lui tordre les orteils et de lui larder les membres avec des pointes acérées ; mais il se dit à cela : Tous mes aïeux ont subi cette torture ; elle appartient à la famille ; il est convenu depuis des siècles que cette noble maladie nous conduira seule au caveau de nos ancêtres ; je ne puis donc que ratifier cet ancien compromis. »

Et, le visage pourpre et or, il fait noble contenance, couché au milieu du grand salon, en face du portrait de milady qu’il regarde ; autour de lui le soleil brille ; de larges raies lumineuses, alternées d’ombre, traversent la longue rangée de fenêtres qui donnent sur la terrasse ; au dehors, les chênes majestueux, enracinés depuis des siècles dans un sol que la charrue n’a jamais entr’ouvert, témoignent de sa grandeur ; au dedans, les portraits de ses ancêtres qui lui disent pourtant : « Chacun de nous fut dans ces lieux une réalité passagère, puis a laissé derrière lui cette image, et n’est plus maintenant qu’un souvenir aussi vague que le croassement lointain des corneilles, qui vous berce et vous endort, » les portraits de ses aïeux témoignent de sa puissance ; jamais il n’a été plus grand qu’aujourd’hui ; et malheur à Boythorn, malheur à l’audacieux qui tenterait de lui contester un pouce de la terre qu’il possède.

Milady n’est qu’en peinture auprès de l’illustre baronnet ; elle