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tous les jours, elle jette un coup d’œil au bas bout de la table, où son couvert l’attendrait s’il était au château, mais où sa place n’est pas vacante ; tous les soirs, elle demande négligemment à sa femme de chambre si M. Tulkinghorn est arrivé, et chaque fois il lui est répondu : « Non, milady, pas encore. »

Un soir, tandis que ses cheveux déployés lui couvrent les épaules, milady, après avoir entendu cette réponse, demeure absorbée dans ses pensées, jusqu’au moment où elle aperçoit dans la glace qui est devant elle deux yeux noirs qui l’observent avec curiosité.

«  Ayez la bonté de continuer votre service, dit milady en s’adressant à l’image de Mlle Hortense, vous contemplerez votre beauté une autre fois.

— C’est la beauté de milady et non la mienne que j’admire.

— Quant à celle-là, répond milady, vous n’avez pas besoin de la contempler du tout. »

Enfin, un jour, un peu avant le coucher du soleil, au moment où les groupes qui, pendant une heure ou deux, ont animé le promenoir du revenant, viennent de laisser milady et sir Leicester en tête-à-tête sur la terrasse, M. Tulkinghorn apparaît ; il se dirige vers le baronnet, de ce pas méthodique qui lui est ordinaire, et que rien ne précipite ou ralentit. Il a toujours son masque impassible, si toutefois c’est un masque, et porte des secrets de famille dans chaque trait de son visage et dans chaque pli de ses vêtements. Du reste, qu’il soit dévoué corps et âme aux grands de ce monde, ou qu’il ne leur accorde rien de plus que les services qu’il leur vend, c’est un secret qu’il se garde à lui-même, comme il garde tous ceux qu’on lui confie, et ne se trahira pas.

«  Comment vous portez-vous, monsieur Tulkinghorn ? » dit sir Leicester en lui tendant la main.

M. Tulkinghorn va très-bien, sir Leicester et milady vont à merveille ; c’est on ne peut plus satisfaisant. L’avoué, les mains derrière le dos, marche à côté du baronnet ; milady se promène à l’autre bout de la terrasse.

« Nous vous attendions plus tôt que cela, monsieur Tulkinghorn, » reprend sir Leicester. Gracieuse observation qui équivaut à ceci : « Monsieur Tulkinghorn, nous nous souvenons de votre existence alors même que vous n’êtes pas sous nos yeux ; vous occupez, comme vous voyez, un fragment de notre pensée. »

L’avoué le comprend, incline la tête, et répond qu’il est fort touché de cette remarque.