Page:Dickens - Bleak-House, tome premier.pdf/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
BLEAK-HOUSE

idée (toutefois un peu vulgaire, quand elle n’est pas comprise dans l’enclôture d’un parc), mais une idée dont la réalisation dépend essentiellement des grandes familles d’Angleterre.

Gentilhomme intègre, il dédaigne toute bassesse, méprise toute lâcheté, et sera toujours prêt, au moindre signe, à mourir de quelque mort que vous lui imposiez, plutôt que de laisser soupçonner sa loyauté. Homme d’honneur, en un mot, fidèle, courageux, opiniâtre dans ses préjugés et parfaitement déraisonnable.

Il a vingt ans de plus que milady, bonne mesure ; jamais il ne reverra le chiffre soixante-cinq, ni peut-être même les deux suivants. De temps à autre il est pris d’un accès de goutte et sa démarche en a contracté quelque roideur ; mais il est d’un grand air, noble et digne avec ses cheveux et ses favoris grisonnants, son fin jabot, son gilet d’un blanc pur, et son habit bleu à boutons d’or, toujours boutonné. Plein de déférence à l’égard de milady, profondément respectueux, cérémonieux même envers elle et en toute circonstance, il professe la plus haute admiration pour sa dame, et la galanterie dont il fait preuve à son égard, et qui ne s’est pas démentie depuis l’époque où il la recherchait en mariage, est le seul trait romanesque de son caractère.

Il l’épousa par amour ; on dit tout bas qu’elle n’avait pas même de naissance ; mais sir Leicester était d’origine trop illustre pour avoir besoin d’ajouter au nombre de ses ancêtres. D’ailleurs elle possédait en échange assez de beauté, d’orgueil, d’esprit impérieux, d’insolence, de promptitude et de fermeté dans ses résolutions, pour doter une légion de nobles dames. Un titre et une immense fortune joints à ces qualités brillantes l’eurent bientôt placée au premier rang, et milady Dedlock est au sommet du grand monde et le centre des nouvelles fashionables.

On sait, ou du moins on doit savoir, combien Alexandre pleura quand il n’eut plus de mondes à conquérir. Milady Dedlock, ayant conquis son monde, ne fondit pas en larmes comme le héros macédonien, elle se congela. Une placidité d’épuisement, une sérénité de fatigue, un calme de glace, que ne parviennent à troubler ni l’intérêt ni la joie, sont les trophées de sa victoire. C’est une personne parfaitement bien élevée : si demain elle était transportée au séjour des élus, elle monterait au ciel sans laisser apercevoir le moindre ravissement.

Elle est toujours belle ; peut-être a-t-elle passé les premiers jours de l’été, mais assurément elle est loin encore de l’automne. Son charmant visage, plus séduisant que régulier dans l’origine, est devenu d’une beauté classique par l’expression acquise