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soin fut de lire la lettre qui m’avait été remise ; il y était clairement démontré que ma mère ne m’avait pas abandonnée ; sa sœur aînée, ma marraine, ayant découvert en moi quelques signes de vie au moment où l’on venait de déclarer que j’étais morte, m’avait élevée en secret, bien que sans nul désir de me voir vivre et seulement poussée par l’austère sentiment du devoir. Elle n’avait jamais revu sa sœur depuis lors ; et ma mère avait toujours cru que j’avais expiré en naissant, et qu’on m’avait enterrée avant même d’avoir pu me baptiser. La première fois qu’elle m’avait vue dans l’église, elle avait tressailli en songeant à sa fille qui aurait eu mon âge et qui m’aurait ressemblé si elle avait vécu ; mais ce fut la seule pensée qui lui vint à l’esprit.

Lorsque j’eus fini de lire cette lettre, je la brûlai soigneusement ainsi que ma mère me l’avait recommandé. Une invincible tristesse s’était emparée de moi ; j’espère qu’on ne m’accusera pas d’ingratitude ; mais il me semblait qu’il aurait été bien plus heureux si je n’avais pas vécu. J’éprouvais comme une terreur de moi-même en pensant que j’étais pour ma mère un danger, dont la honte pouvait rejaillir sur une noble famille ; et je me sentais confuse de vivre, comme si j’avais échappé par la fraude à la sentence qui m’avait condamnée à mourir en naissant.

Je m’endormis épuisée, au milieu de ces tristes réflexions ; le lendemain, en m’éveillant, je pleurai de nouveau à l’idée que je rentrais dans un monde où mon existence était pour les autres un motif d’inquiétude ; j’avais plus que jamais peur de moi-même en pensant à celle que ma vie accusait, à son honneur, au propriétaire de Chesney-Wold ; et je restais frappée du terrible sens de ces paroles qui revenaient sans cesse à mon oreille, comme le gémissement de la tempête aux échos du rivage : « Votre mère fait votre honte ainsi que vous faites la sienne, Esther ! un jour viendra où vous comprendrez ces mots comme une femme seule peut les sentir et les comprendre. » J’entendais encore la voix de ma marraine ajouter à ces paroles : « Priez, et demandez chaque jour que les péchés des autres ne retombent pas sur votre tête ! » Et dans mon trouble je me croyais à l’heure du châtiment, et je me sentais accablée de cette honte et de cette malédiction qui pesaient sur ma mère.

Une soirée brumeuse remplaça le jour qui fuyait ; je sortis seule, bourrelée de cette douleur contre laquelle je me débattais vainement ; après avoir marché quelque temps dans le parc