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— M. Jarndyce… commençai-je.

— Soupçonnerait-il ?… interrompit ma mère.

— Non, répondis-je ; soyez-en bien convaincue ; » et je lui racontai ce que mon tuteur connaissait de mon histoire. « Mais il est si bon, si plein de délicatesse, ajoutai-je, qu’il pourrait peut-être… »

Ma mère mit sa main sur mes lèvres :

«  Confiez-lui tout si vous voulez, dit-elle après un instant de silence, je vous en donne la permission ; triste faveur que je vous accorde, mon enfant ; mais ne me dites jamais que vous en avez parlé ; car je ne veux pas rougir. »

En vain essayai-je de lui faire entendre que M. Jarndyce, qui avait été pour moi le meilleur des pères, saurait être pour elle un ami qui l’aiderait de ses conseils ; elle persista dans la réponse qu’elle m’avait déjà faite et me répéta qu’elle continuerait seule de traverser le désert où elle devait marcher ; puis, s’abandonnant à sa douleur :

«  Mon enfant, mon enfant ! s’écria-t-elle, un dernier embrassement et un dernier baiser ! Pour parvenir à mon but, il faut que je redevienne ce que j’ai toujours été ; nous ne devons plus nous revoir ; mais quand vous entendrez dire que lady Dedlock est entourée d’hommages, qu’elle est heureuse autant que brillante, pensez à votre misérable mère forcée d’étouffer dans son cœur le seul amour qui s’y trouve ; pensez à ses remords et à son désespoir ; et pardonnez-lui en demandant à Dieu qu’il lui pardonne également, si toutefois c’est possible à sa justice. »

Nous restâmes encore étroitement enlacées pendant quelques minutes, et ma mère, après avoir détaché nos mains qu’elle ramena sur ma poitrine, m’embrassa une dernière fois et disparut bientôt à mes yeux. J’étais seule, en face du vieux manoir qui déployait au soleil ses terrasses et ses tours, et dont le calme et le silence, que j’avais pris autrefois pour une douce quiétude, me rappelaient à présent cet impitoyable guetteur de l’agonie de ma mère.

Encore étourdie par ce que je venais d’entendre, la nécessité d’éloigner tout soupçon vint à mon aide et me rendit un peu de force ; j’eus d’abord beaucoup de peine à réprimer mes larmes, et ce ne fut qu’au bout d’une heure que je pus songer à reprendre le chemin de la maison ; je revins lentement et je répondis à Charley qui, fort inquiète, m’attendait sur la porte, qu’après le départ de milady, je m’étais laissé entraîner à faire une longue promenade ; que j’étais extrêmement lasse et que j’allais me coucher tout de suite. Enfermée dans ma chambre, mon premier