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à m’élancer jusqu’à lui sans avoir à briser des liens si précieux, ou sans qu’il eût à traîner une chaîne que l’honneur lui aurait peut-être imposée. Je pouvais, grâce à Dieu, poursuivre obscurément la carrière du devoir dans mon étroit sentier, pendant qu’il accomplirait la sienne d’une façon toute glorieuse ; et, bien que séparés durant le voyage, espérer, d’un cœur innocent et désintéressé, le bonheur de le rejoindre plus tard, et de reparaître à ses yeux meilleure qu’il ne m’avait laissée.


CHAPITRE VI.

Chesney-Wold.

Mon tuteur ne voulut pas me laisser partir seule avec Charley pour notre petit voyage dans le Lincolnshire, et ne me quitta qu’après m’avoir déposée saine et sauve dans la maison de M. Boythorn. Nous restâmes deux jours en route ; chaque bouffée d’air, chaque fleur et chaque feuille, chaque brin d’herbe, m’apportait une jouissance nouvelle. Jamais l’horizon et les nuages n’avaient eu pour moi cette magique beauté ; jamais la nature ne m’avait paru si splendide. C’était le premier bénéfice que je retirais de ma maladie ; comment penser à ce que j’avais perdu, quand le monde entier m’offrait de pareilles jouissances ?

M. Jarndyce avait l’intention de partir immédiatement ; nous convînmes du jour où ma fille chérie viendrait me retrouver ; je lui écrivis une lettre dont se chargea mon tuteur, et il nous quitta quelques instants après par un beau soir de juin.

Si d’un coup de baguette une bonne fée avait bâti pour moi la maison où je me trouvais alors, on ne m’y aurait pas entourée de soins plus touchants, quand même j’aurais été la filleule favorite de cette marraine puissante. Partout, les témoignages d’une bonté pleine de délicatesse et la preuve qu’on s’était rappelé mes goûts, mes habitudes. J’étais si touchée de cette prévenance affectueuse, que je fus obligée de m’asseoir plusieurs fois avant d’avoir tout visité ; je fis mieux, je montrai moi-même la maison à Charley ; et quand elle eut épuisé tout son vocabulaire d’expressions admiratives, je me sentis aussi calme dans mon bonheur que j’aurais toujours dû l’être. « Esther, me dis-je après