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Telle était la substance de cette lettre, écrite avec une dignité affectueuse et l’impartialité d’un tuteur exposant à sa pupille l’offre d’un étranger que sa conscience lui faisait un devoir de discuter avec elle.

Mais ce qu’il ne disait pas, c’est qu’à l’époque où mon visage avait toute sa fraîcheur, il s’était abstenu de me faire cette proposition dont il avait déjà la pensée ; que l’altération de mes traits et la découverte de ma naissance n’avaient pas diminué sa tendresse, et qu’il ne m’avait offert son nom et sa fortune que le jour où, sans beauté, je n’avais d’autre héritage que la honte. Je le savais, moi ; et, dans ma gratitude, il me semblait que de lui dévouer toute ma vie serait encore trop peu de chose pour le remercier de tant de générosité. J’étais heureuse de lui prouver enfin ma reconnaissance, et pourtant je pleurais de tout mon cœur ; non pas seulement par excès d’émotion, non pas de la joie qu’une perspective aussi brillante devait causer à une pauvre fille comme moi ; non, j’étais triste et je pleurais comme si tout ce bonheur me faisait renoncer à quelque chose de vague que je n’aurais pas su définir, mais dont la perte m’occasionnait une vive souffrance.

Lorsque j’eus bien pleuré, je me regardai dans la glace, et mes yeux rouges et gonflés m’adressèrent de tels reproches, qu’il me fallut faire un violent effort pour ne pas verser de nouvelles larmes. « Une fois maîtresse de Bleak-House, me dis-je, il faudra que vous soyez toujours gaie, mon Esther. Vous aurez bien des motifs de l’être ; commencez donc tout de suite. »

Je sanglotai encore un peu, seulement parce que j’avais pleuré ; et je me mis à réfléchir, tout en me coiffant pour la nuit. Me voilà donc heureuse pour toujours, pensais-je ; avec de bons amis, une maison, un chez moi ; le pouvoir de faire beaucoup de bien et l’affection du meilleur de tous les hommes ; je me demandai ce qui serait arrivé si M. Jarndyce eût épousé une autre femme ; et cette pensée me faisait entrevoir mon bonheur sous un nouvel aspect ; j’allai prendre mon trousseau de clefs dans ma corbeille, je le fis sonner joyeusement, et le remis à sa place après l’avoir embrassé.

Quelle ingratitude et quelle folie ! m’écriai-je. C’est bien le cas de pleurer au moment où l’avenir, qui pourrait être si triste, devient si beau pour moi ; et, d’ailleurs, qu’y a-t-il de si étrange à ce que je devienne la maîtresse de Bleak-House, en supposant que ce soit l’étonnement qui me fasse pleurer ? Ne me l’avait-on pas prédit en quelque sorte ? Mistress Woodcourt elle-même… Peut-être est-ce le nom que je venais de prononcer qui