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sous le toit du père de ma nièce, je vous ai enjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d’y revenir jamais.

— C’est le seul détail de l’histoire de notre amour que j’aie oublié, reprit Édouard.

— Vous portez un nom, dit M. Haredale, que je n’ai que trop de raisons de me rappeler. J’étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d’injures qui m’étaient personnels, je le sais et le confesse ; mais, même en ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu’alors ou jamais j’aie cessé de faire au fond du cœur les vœux les plus ardents pour son bonheur, ou que j’aie agi en cela (je reconnais du reste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique, sincère, de remplacer près d’elle, autant que je le pouvais du moins, le père qu’elle avait perdu.

— Cher oncle, dit Emma en pleurant, je n’ai jamais connu d’autre père que vous. Ma mère et mon père ne m’ont laissé à chérir que leur mémoire ; mais vous, j’ai pu vous aimer toute ma vie. Jamais père n’a été plus tendre pour son enfant que vous ne l’avez été pour moi, depuis le premier moment que je puis me rappeler jusqu’au dernier.

— Vous me parlez avec trop de tendresse, répondit-il, et pourtant je n’ai pas le courage de souhaiter que vous me jugiez moins favorablement : j’ai trop de plaisir à entendre ces mots de votre bouche, comme j’en aurai toujours à me les rappeler quand nous serons séparés ; ce sera le bonheur de ma vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard ; elle et moi nous avons passé bien des années ensemble ; et, quoique je sache bien qu’en la remettant entre vos mains je mets le sceau à son bonheur futur, je sens qu’il me faut un effort pour m’y résigner. »

Il la pressa tendrement contre son sein et, après une minute de silence, il reprit :

« J’ai eu tort avec vous, monsieur, et je vous en demande pardon ce n’est pas ici une formule banale, ni un regret affecté : c’est l’expression vraie et sincère de ma pensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu’il a été un temps où je me suis rendu complice par connivence d’une trahison dont le but était de vous séparer à jamais…. car, si je n’y ai point trempé moi-même, j’ai du moins laissé faire : je m’en confesse coupable.