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chute bruyante des murs vacillants et des énormes pièces de charpente ; les huées et les vociférations de la foule furieuse ; la fusillade lointaine d’autres détachements militaires ; les regards éplorés et les cris de détresse de ceux dont les habitations étaient en péril ; la course errante des gens effrayés qui emportaient leurs effets ; la réflexion, sur chaque partie du ciel, des flammes d’un rouge de sang qui s’élançaient dans l’air, comme si le dernier jour était enfin venu et que tout l’univers fût en feu ; la poussière, la fumée, les tourbillons de flammèches qui venaient roussir et allumer tous les objets sur lesquels elles tombaient ; les bouffées de chaleur malsaine qui venaient tout infecter ; les étoiles, la lune, le ciel même, éclipsés : tout cela présentait un tel spectacle de ruine et de terreur, qu’on eût dit que le firmament était effacé du coup, et que la nuit, avec son repos tranquille et sa lumière douce, ne reviendrait plus jamais visiter la terre.

Mais voici un spectacle bien pire encore ; pire cent fois que le feu et la fumée, et même que la rage insensée, impitoyable de la canaille ! Les gouttières de la rue, et chaque crevasse, chaque fissure dans les pierres de la muraille, versaient les spiritueux enflammés, qui, bientôt endigués par des mains actives, débordaient sur le trottoir et la chaussée et formaient une grande mare où les gens tombaient morts par douzaines. Ils étaient couchés par tas autour de ce lac effroyable, maris et femmes, pères et fils, mères et filles, des femmes avec des enfants dans leurs bras ou contre leur mamelle, et là ils buvaient jusqu’à la mort. Pendant que les uns étaient penchés, pressant leurs lèvres sur le bord pour ne jamais relever la tête, d’autres, d’un bond, s’arrachaient à cette boisson de feu, et se mettaient à danser, moitié dans les transports d’un triomphe insensé, moitié dans l’agonie d’une suffocation dévorante, jusqu’à ce qu’enfin ils tombaient là, plongeant leurs cadavres dans la liqueur qui les avait tués. Eh bien ! cela même, ce n’était pas encore la mort la plus cruelle et la plus effrayante qu’on eût à déplorer cette nuit-là. Du fond des celliers enflammés où ils avaient bu dans leurs chapeaux, dans des seaux, dans des baquets, des cuviers, des souliers, on tira quelques hommes encore vivants, mais qui n’étaient qu’une flamme, des pieds à la tête. Dans l’angoisse de leurs souffrances insupportables, avides de tout ce qui res-