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BARNABÉ RUDGE

son épaule, elle est bon enfant, cette ombre, de s’attacher à moi, quoique je ne sois qu’un insensé. Quel joyeux compagnon ! Nous sautons, nous nous promenons, nous courons, nous gambadons si bien sur l’herbe ensemble ! Quelquefois il est la moitié aussi haut qu’un clocher d’église, et quelquefois pas plus grand qu’un nain. Tantôt il va devant, tantôt derrière, et tout de suite il se dérobe avec adresse ; le voilà par ici, le voilà par là ; s’arrêtant lorsque je m’arrête, et croyant que je ne peux pas le voir, quoique j’aie l’œil sur lui, bel et bien. Ah ! c’est un joyeux compagnon. Dites-moi, est-il insensé aussi ? … Je crois qu’il l’est.

— Pourquoi ? demanda Gabriel.

— Parce qu’il ne se lasse jamais de se moquer de moi. Il ne fait que cela tout le long de la journée… Pourquoi ne venez-vous pas ?

— Où ?

— Là-haut. Il vous demande. Restez… À propos ; et lui, où est son ombre ? Voyons. Vous qui êtes un homme raisonnable, dites-moi ça.

— À côté de lui, Barnabé, à côté de lui, je suppose, répondit le serrurier.

— Non, répliqua-t-il en secouant la tête. Devinez encore.

— Elle est allée se promener, peut-être bien ?

— Il a changé d’ombre avec une femme, chuchota l’idiot à son oreille, et puis il recula d’un air de triomphe. Son ombre à elle est toujours avec lui, et son ombre à lui toujours avec elle. C’est un jeu, je pense, hein ?

— Barnabé, dit le serrurier d’un air grave, venez ici, mon garçon.

— Je sais ce que vous voulez me dire. Je sais ! répliqua-t-il en s’éloignant de lui. Mais je suis un malin, je me tais. Je ne vous dis qu’une chose : Êtes-vous prêt ? »

En achevant ces mots, il saisit la lumière, et l’agita sur sa tête avec un rire égaré.

— Doucement, bellement, dit le serrurier, déployant toute son influence pour le maintenir calme et paisible. Je croyais que vous étiez allé dormir.

— Voilà comme je dormais, répondit-il les yeux démesurément ouverts. Il y avait de grandes figures allant et venant, tout près de ma figure, et ensuite, un mille plus loin, des